J’ai rêvé que je dormais en te tenant dans mes bras et me suis réveillée en sursaut de crainte de t’avoir laissé tomber, mais non, tu étais bien là, encore dans mon ventre, qui te retient sans que j’y pense. Il sera bien plus difficile de te protéger quand tu en sortiras, il faudra alors toute ma vigilance, et pourtant j’attends ce moment avec impatience.
Toute la maternité se résume à ce geste répété de prise et de perte, de protection et d’abandon, auquel prépare l’accouchement même, dans la succession des poussées. On fournit un refuge sûr, mais pour encourager à l’aventure. Ainsi, entre don et retrait, respirent et l’enfant et la mère, qui ne sont pas seulement mère et enfant, car si l’amour fait vivre, surtout cet amour-là, condition de la vie, c’est pour vivre tout le reste.
Il ne faut pas que j’oublie ce pour quoi j’ai vécu, ce pour quoi je vivrai, même si désormais je vivrai avant tout pour toi, ce ne serait bon ni pour toi ni pour moi si je l’oubliais, si je m’oubliais. Et pour quoi ai-je vécu ? Comme tout le monde, par une alternance de devoir de vivre et de désir de vivre. Dans l’ordre du désir, j’ai vécu pour ton père et pour la littérature, pour aller jusqu’au bout de l’histoire, celle que je lis, j’écris, je vis, pour ces mots qui ouvrent des ciels en moi, et je sais que pour bien des gens, pour la plupart des gens, les mots n’ont pas ce pouvoir, et la littérature qu’ils lisent, quand ils en lisent, ne m’est que bavardage, mais qu’importe, on peut bien faire partie d’une minorité, petite, réduite, bientôt éteinte, et exister tout aussi légitimement et même plus intensément.
On dit qu’il faut parler au bébé. Quelle drôle d’idée. Je n’ai pas besoin de parler pour que tu m’entendes. Il suffit que je m’adresse à toi avec la voix de l’intériorité, tu la perçois parfaitement étant toi aussi à l’intérieur. Voix de la pensée, de la lecture, de l’écriture, voix muette seule accordée au silence de la nature, voix mince seule à la mesure du monde.
Tu fais des galipettes tandis que je t’écris. Tu me réponds comme tu le peux. Chaque enfant, ai-je appris, déploie in utéro une chorégraphie qui lui est propre. Au-delà des gestes typiques (lancer des coups de pied, sucer son pouce), chacun invente une danse singulière qu’il tente ensuite de reprendre, maladroitement, à la naissance, ébauchant les gestes fluides qu’il exerçait dans l’eau, cette fois dans l’air et son vertige.
Être enceinte, c’est n’être jamais seule. Est-ce pourquoi tant de femmes apprécient cet état malgré son inconfort ? Pourquoi certaines s’effondrent quand il prend fin ? Ce n’est pas seulement nous qui aimons, accompagnons, nous sommes aussi aimées, accompagnées, habitées, jamais vides, jamais abandonnées, comme si tout abandon trouvait ici sa consolation. Pourtant, du vide retrouvé, du vide transmis dans la première bouchée d’air du bébé, nous ferons la matière du rêve et de l’invention.
Tu réagis davantage à mes émotions que moi-même, tu sais mieux que moi ce que je ressens, par cette sagesse d’être encore entièrement et indissolublement émotion et motion. C’est en te sentant t’agiter que je me rends compte de ma propre inquiétude. Mais si je tousse ou je ris, tu t’immobilises, circonspect face au tremblement de terre. Ta vivacité m’annonce que je n’aurai pas beaucoup de repos, en voulais-je ?
Je te berce déjà, dès que je marche, dans la bascule d’une jambe à l’autre. Tu suis mes doigts sur mon ventre comme un poisson derrière la vitre d’un aquarium. La mer est le milieu de la maternité, là où je suis aussi minuscule et immense que toi. Je peux y partager ton insouciance, imiter tes cabrioles, libérée de tout poids. Plus féminine que jamais sous l’effet des hormones, j’ai la peau douce et la larme facile.
Tu as parfois des gestes très délicats, semblables à la pulsation du sang dans les veines pressées par les doigts, et j’imagine tes mains menues qui explorent ton visage, le cordon ou la paroi. D’autres fois, tu te déplaces si brusquement que tu me bouscules vers la gauche ou la droite, ou bien par une ruée de tes petits pieds, tu me rappelles de me redresser et ne pas réduire ton espace.
Tu me modèles autant que je te modèle. Façonnage réciproque, où je te découvre par ce que tu changes en moi, et peut-être, de même, tu me découvres par ce que je change en toi. Je ne t’ai pas donné d’espace en moi, c’est toi qui l’as pris et cet espace qui me reconfigure te donne une figure. Neuf mois de gestation me préparent autant que toi à la vie à venir, ils m’apprennent à être mère – ce décentrement de soi, ce changement du point de gravité, dans le corps comme dans l’âme.
Entre nous se trouve un miroir à la surface molle où nos expressions et nos gestes se répondent et s’impriment peu à peu en traits définitifs. Ainsi en ira-t-il toute la vie sans doute, du moins la première partie. Nous changerons par empreinte respective, alternance de nos creux et pleins. Pour l’instant, nous sommes accordés : tu dors quand je dors, tu marches, appuyant l’un après l’autre tes pieds contre mon diaphragme, quand je marche. Il paraît que c’est rare : d’habitude, l’enfant se réveille lorsque la mère se repose et vice versa.
On reçoit des présents pour toi, ces vêtements, touchants par leur petitesse, où chacun dit tout bas, dans la douceur presque de pelage d’un pyjama, ce qu’il attend de toi, ce qu’il espère de toi, certains sobres et raffinés, d’autres tendres et rieurs. Ce trousseau est ton premier héritage, composé entre l’élégance d’une ville du nord et la chaleur d’une campagne du sud, ou bien l’héritage a commencé bien avant, dès que tu fus conçu dans la combinaison entre ton père et moi et à travers nous de tous ceux qui nous ont précédés et font ce que nous sommes.
On n’arrive pas au monde si nus que ça. On y vient moins neufs qu’on ne voudrait. On ne naît jamais sans rien, ni de rien. Cette altérité de l’être propre ne devrait pas nous troubler. Ce n’est qu’à notre époque folle d’orgueil et d’ingratitude, ivre de toute puissance, que l’on rêve de ne rien devoir à personne, de s’autoengendrer, d’être unique au monde, alors qu’on n’existe depuis le premier jour de conception que relié, dédoublé, altéré, on n’existe que d’avoir été reçu et soutenu, aussi imparfaitement que ce soit.
Beaucoup d’informations entourent la maternité, peu de pensée. On est facilement désorienté. L’accompagnement est médical, alors que l’évènement est spirituel. Le christianisme le raconte mieux qu’aucun. La fragilité de Marie et son enfant montés sur l’âne guidé par Joseph, vulnérable lui aussi par sa vieillesse, l’enfant dépend de Marie qui dépend de Joseph qui dépend de l’étoile, liens si ténus de la vie, les seuls qui nous retiennent de sombrer dans la nuit. Solitaires dans leur traversée du désert, sans être esseulés, puisque le ciel les accompagne ; et sur leur chemin, l’amour de la vérité rencontre la vérité de l’amour. Pas le sentimentalisme et ses effusions, entre fausseté et fusion. Non, l’austérité de l’amour réel qui est une flamme dans nos ténèbres. C’est bien lui le premier besoin, avant l’eau et le pain. On a tant de mal aujourd’hui à le comprendre, ou juste à y croire. Ce serait le début de la foi. Croire en l’invisible qui nous fait vivre.
Mais non, on évacue l’amour, on évacue le corps. Faiblesses de notre nature, croit-on, faiblesses qu’en vérité nous n’avons pas la force d’affronter. On invente la filiation sans sexe, la gestation sans mère, on évite l’accouchement ou l’allaitement. Peut-être dans quelques décennies serons-nous reproduits à la chaîne par des machines. On entre dans le règne de la chose. Intellect sans intelligence, matérialisme sans incarnation, sentiment sans engagement. Que de pauvreté, mais j’ai confiance, une telle aridité nous contraindra à retrouver la source.