Lettre au petit être

Tu es donc un garçon, comme le disait mon intuition.

Je t’écris avec précaution, pour que tu ne deviennes pas un personnage, mais une personne. Il est difficile d’imaginer que tu es à la fois celui que je sens et celui que je vois à l’écran, difficile de croire que ce qui remue au bas de mon ventre soit cet enfant bercé, qui semble à la fois dormir et jouer, pris dans un très long rêve – tes mains en suspension autour de ton visage d’une indéfinissable douceur. Ce que je sens si confusément est déjà finement formé. Tout y est, en miniature, et ne demande qu’à grandir.

Peut-être qu’il y a des choses qu’on ne devrait pas voir, que la nature, pour préserver notre raison si prompte à chavirer, a décidé de nous tenir cachées. Ton père a remarqué que l’opération était indiscrète. On voit non seulement ta silhouette et tes gestes, mais le bourgeonnement de ton cerveau, l’embrasement de ton cœur, les os et les masses, mesurés un à un, pour vérifier que tout est dans la norme, et soudain tu t’es froissé comme un papier, impossible de déchiffrer quoi que ce soit, tu voulais que l’examen finisse et moi aussi, le ventre endolori.

Ton cœur ralentit. Tu prends de l’ampleur et avec de la lenteur. Je me transforme avec toi. Seconde adolescence, où je deviens plus femme que femme, les seins gonflés, le ventre arrondi, les hanches élargies, comme si je rejoignais les figures primordiales de la fertilité, peintes et sculptées dans les grottes, mon corps lui-même devenu grotte, ta grotte. Ou comme une baleine avec son ventre virgule, se mouvant majestueusement dans une mer de lassitude. Je ne sais pas si cette nouvelle incarnation me plaît. Elle est lourde, entravée, engourdie, mais elle ne manque pas de grâce. La grossesse nous porte à certains gestes, plus lents, pleins, accordés, des gestes atemporels, comme le balancement des arbres sous le vent.

Tôt le matin, on fait du vélo et on écoute Marcel Pagnol. Bref aperçu de la France depuis l’Italie. Né ici, tu seras plus italien que français, et si un jour tu me demandes ce que signifie être français, je te dirai de lire, relire en vérité, puisque tu l’as déjà entendu, Marcel Pagnol. Rien de plus français. Le soir, on cherche la fraîcheur sous les arbres, dans la cacophonie des oiseaux, des concerts et des apéros, et sans même boire, on se sent ivre de cette retombée de chaleur, pris dans le soulagement commun des soucis du quotidien, inclus dans le rite d’oubli célébré par des centaines d’inconnus, d’une terrasse à l’autre. De nouveau, on respire.

Entre-temps, au cours de la journée, tu grandis dans un silence presque parfait, transpercé de temps à autre par le cri des mouettes et des coucous. Solitude studieuse, où j’essaye de mobiliser le peu d’intelligence et de connaissances qui restent à ma disposition, comme si la majorité de mes ressources cognitives étaient occupées à autre chose (mais quoi ?) ou mises en veille. J’imagine parfois que tu as piraté mon cerveau, que tu le diriges par l’interface du placenta et me guide ici ou là à ta guise. Je ne sais pas si je désire ce que je désire parce que tu le désires ou parce que je le désire. Tous mes goûts ont changé. Ou peut-être que mon cerveau subit une longue mise à jour pour se préparer à ton arrivée. Et mes jambes s’impatientent dès que je reste trop longtemps assise ou allongée, même la nuit. Elles ne se calment que si je me lève et vaque aux diverses occupations de la maison. Est-ce toi déjà qui ne peux pas tenir en place ? Quelle drôle de chose d’être deux en un.

Mais j’ai décidé de ne pas trop me tourmenter, de ne pas sans cesse m’en vouloir de faire ci ou de ne pas faire ça, à la suite de cette phrase de Ritsos : « On se consume nous-mêmes bien plus que les événements ou le temps ne nous consument. »

J’ai rêvé que j’avais trois cœurs. L’un était menacé par un poignard lors d’un duel, l’autre par une tumeur qui l’enserrait dans ses tentacules. Mais j’ai su les sauver. Trois cœurs, celui de ton père, le tien et le mien, pas de mystère dans ce rêve. Et toi, à quoi rêves-tu, puisqu’on me dit que tu rêves ? Quelle est la matière de tes rêves toi qui n’as encore rien vu ? Des amorces de sensations, des ébauches d’émotions. Rêver de tirer sur le cordon, faire une galipette, flotter, battre des pieds, boire à la tasse, rêver de découvrir la saveur du melon, ou la lumière du soleil, rougie par mon ventre, comme derrière les paupières, rêver d’avoir peur, d’avoir envie, rêver même de dormir, ou rêver des mots qui te parviennent, italien et français mêlés en une même langue. Ton père et moi te parlons avec nos voix contraires : la mienne, aiguë, bondissante, oiseau zigzag qui résonne à l’intérieur, pris dans la cage du thorax, la sienne profonde et grave, émanant des fonds marins, marmonnant malicieusement des messages que je ne peux pas entendre, tout contre le ventre.

Les gens avancent quantité de raisons pour faire ou ne pas faire d’enfants, et ils pensent tous qu’ils poursuivent ainsi quelque intérêt – celui de l’espèce, de la planète, de leur vie future. Pourtant, ce n’est pas un choix intéressé. On a des enfants pour la même raison qu’on respire, qu’on rêve, qu’on aime. C’est l’appel du ciel. Et les gens le savent, dans le fond. Quand ils sourient à l’annonce, même sans nous connaître, heureux simplement qu’un nouvel enfant soit, pour aucune raison en vérité, ou pour la seule raison qui vaille, celle qui nous fait sourire à un sourire, regarder indéfiniment la mer, espérer contre toute espérance. On parle beaucoup du sens de la vie, alors que le sens de la vie ne se dit pas. Il ne se révèle que dans l’évidence. Le sens de la vie, c’est de ne plus se poser la question du sens parce que le ciel, la mer, le soleil, parce que courir, rire, embrasser, parce que la musique, ou l’amitié. Et les enfants sont cette évidence-là, une réponse sans réflexion, par la seule présence.


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Commentaires

7 réponses à « Lettre au petit être »

  1. Avatar de lyssamara

    Avant d’être mère, je n’y avais jamais pensé. J’ai adoré l’être. Je n’aime pas qu’on me « joue la flûte »: d’ailleurs, je dis souvent que j’ai trois enfants car les allocs montent en flèche au troisième. Pour autant, je retrouve nombre de mes impressions dans ce que vous écrivez. Soyez sûre d’une chose: vous n’êtes pas au bout de vos joies ! 🙂

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Merci pour votre message ❤
      J'apprécie votre manière de ne pas caresser dans le sens du poil, de ne pas vous complaire dans le joli et le gentil. De même, trop de bons sentiments éveillent vite ma suspicion – souvent à raison.
      Mais, dans certains cas, c'est une facilité de se montrer cynique. Dire les choses qui nous touchent avec simplicité et tendresse, sans une distance surplombante, c'est s'exposer davantage, accepter de ne pas être plus malin que la vie, et la vie nous le rendra 🙂

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  2. Avatar de Frog

    C’est très beau, et je partage ta vision des choses, l’évidence simple de la vie. ❤️

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  3. Avatar de toutloperaoupresque655890715

    « Quelle drôle de chose que d’être deux en un » ! C’est si bien exprimé, Joséphine !
    Bonne journée. 🙂

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Merci Jean-Louis ☺️ Bonne nuit !

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  4. Avatar de Ivana Suhadolc
    Ivana Suhadolc

    Mi hai commossa, Joséphine. Il senso della vita è come il profumo della rosa: lo cerchi e lo cerchi senza sapere che cosa stai cercando, e poi improvvisamente è là. Lo riconosci immediatamente e lo respiri a fondo. Poi sparisce e non sai più descriverlo, ma sai che c’è.

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