Une nouvelle confusion s’est introduite dans le débat sur le genre, celle entre transgenrisme et transhumanisme. Bien qu’ils se recoupent, ils ne sont pas superposables. La confusion vient en outre de ce qu’on ne définit pas les termes. Si le transhumanisme désigne le fait de transformer l’humain pour améliorer sa nature, la rendre plus durable ou douée, il renvoie à l’ensemble des progrès de la médecine. Si le transgenrisme désigne le fait de transgresser les rôles, codes ou normes assignés aux sexes, il renvoie à toutes les figures androgynes ou travesties de l’histoire, ou même à toute personne un peu libre d’esprit et de corps.
De toute évidence, le transgenrisme et le transhumanisme désignent autre chose. Ils dévoient ces mouvements progressistes de leur fin : il ne s’agit plus de préserver la vie et lui permettre de s’épanouir, mais de la manipuler pour lui donner une autre forme ou de s’en passer en devenant un éternel esprit, de pure virtualité, logé dans une machine ; et il ne s’agit plus d’inviter chacun à persévérer dans le comportement qui lui correspond, indépendamment de son sexe, mais d’affirmer que notre comportement détermine notre sexe, en niant à terme la différence des sexes. (J’entends ici le transgenrisme comme une philosophie, une vision du monde, sans me prononcer sur les convictions des personnes concernées.)
Les deux mouvements ont une même origine : l’Occident, plus précisément les États-Unis, et le XXe siècle. J’ai montré ailleurs que le transgenrisme n’apparaît ni dans d’autres pays ni à d’autres époques (le transgenrisme ne désigne pas la divergence entre genre et sexe, qui elle a toujours existé, soit les hommes féminins et les femmes masculines, mais le prétendu passage d’un sexe à l’autre par la modification du corps et du langage). Il est le propre de notre culture, de ses avancées technologiques et de l’évolution de ses mentalités qui conçoit l’égalité entre hommes et femmes par l’interchangeabilité de leurs rôles (ce qui ne va pas de soi : la culture viking concevait une égalité sans interchangeabilité). À la question de l’interaction entre genre (caractéristiques psychosociales des sexes) et sexe (caractéristiques physiques et notamment reproductives), toute société apporte une réponse propre qui présente cependant comme régularité la binarité et celle de notre civilisation semble être ici et maintenant la négation de la binarité.
Transgenrisme et transhumanisme appartiennent donc au même lieu et au même temps, à la même mentalité. Ils ont été rendus possibles par les découvertes la science et, par l’intermédiaire de ces découvertes, ils défendent la réalisation d’une utopie non pas scientifique, mais idéologique : la réinvention de la nature humaine par la technologie. En général, qui soutient l’un soutient l’autre, et qui critique l’un critique l’autre. Par sa dissociation d’avec le corps, le transgenrisme est conçu comme une étape vers le transhumanisme, c’est-à-dire pour les uns vers le surhumain et le summum de la civilisation (l’humain n’étant que le chaînon manquant entre l’animal et le robot), pour les autres vers la déshumanisation et la dernière barbarie. L’humanité réside-t-elle dans l’esprit et son affranchissement du corps ou dans l’incarnation de l’esprit, c’est-à-dire dans l’alliance du corps et de l’esprit ? Sans surprise, beaucoup de chrétiens s’opposent à ces mouvances, puisque leur religion est fondée sur l’incarnation – une notion dont peu de gens semblent familiers, puisqu’ils croient à tort que le christianisme se fonde sur la négation du corps. Cette polarisation explique aussi le fait que la plupart des anti-vaccins soient anti-genre et des pro-vaccins pro-genre. À travers ces positions, on répond à une autre question, celle du rapport entre nature (humaine, mais pas que) et technologie. Heureusement, l’on peut aussi adopter des positions plus contrastées, et rien n’empêche d’être favorable aux vaccins et critique du genre, ce qui est mon cas.
Relevons cependant des différences. Le transgenrisme n’a aucun fondement scientifique, que ce soit en biologie, neurologie ou psychologie, et il n’optimise nullement le sujet : mis en pratique, par la transition, il dégrade la santé physique, sans qu’on puisse encore avancer des résultats positifs sur la santé psychique. De son côté, le transhumanisme regorge certes d’illusions et d’impostures : nous sommes bien loin de nous affranchir de la mort ou de fusionner avec l’ordinateur, mais il élabore une vraie science, celle des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des neurosciences, ainsi que leurs retombées sous forme d’implants intracérébraux, thérapie génique, prothèses bioniques, sélection des cellules souches, utérus artificiel. D’autre part, il existe un transhumanisme éthique, espérant guérir les maladies génétiques, les cancers et le sida, résoudre les handicaps et les incapacités, et un autre qui l’est moins, voire pas du tout, à tendance eugéniste, conquérante, dominatrice, dans son optimisation des êtres et sa sélection des naissances, la frontière entre les deux n’étant pas toujours si facile à situer, mais tout de même réelle.
Transgenrisme et transhumanisme semblent aussi être orientées de manière opposée : le transhumanisme veut annuler la mort, alors que le transgenrisme veut annuler la naissance, dans l’espoir d’une renaissance, au niveau individuel par un nouveau corps et un nouveau nom et au niveau collectif par la négation des principes de la reproduction (mâle + femelle). L’un s’en prend à notre finitude, l’autre à notre filiation, les deux limites constitutives de notre condition humaine, et leur refus de les accepter a quelque chose d’infantile : ils ne supportent pas qu’on leur pose des limites, ils ne supportent pas de ne pas être tout-puissants. Leur idéologie trouve déjà son application et peut-être son origine dans la chirurgie esthétique qui réalise ce même souhait de se soustraire au temps : effacer la vieillesse, tromper la mort, remodeler le corps qui nous est donné et ressemble à ceux dont il est né. Les deux mouvements expriment ici une toute-puissance dont ils n’ont pas les moyens, ils font plus de promesses qu’ils ne peuvent en tenir : on ne peut pas renaître ni échapper à la mort, nous ne sommes et ne serons jamais ni neufs ni éternels, et faut-il le désirer ? Le temps nous porte et nous emporte sans que nous ayons notre mot à dire, mais dans ce mouvement il nous inscrit dans une histoire où nous prenons sens.
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