Tout d’abord, en mémoire des morts. Les famines désastreuses, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, les camps de concentration ou de travail forcé, les purges et les assassinats politiques, les déportations de populations entières, l’invasion de pays voisins (la Pologne par l’URSS, le Tibet par la Chine), les exterminations de masse (les Khmers rouges ont fait 1,7 million de morts, soit 21 % de la population cambodgienne de l’époque). On estime les pertes entre 65 à 93 millions de morts. Sans compter la mort de l’âme : la destruction du passé, l’éradication de la culture, l’autoritarisme massacrant l’art et la pensée, interdisant la tradition comme la curiosité.
On avancera plusieurs arguments pour sa défense.
Il faut distinguer entre la théorie et la pratique, entre l’œuvre de Max et sa mise en œuvre. Cependant, l’on juge de la validité d’une théorie par sa mise en pratique et, dans ce cas, les résultats ne présentent aucune ambiguïté : nous sommes face à un désastre. Combien de morts leur faut-il pour se remettre en question ? 100 millions ? Ils veulent réitérer l’expérience, encore et encore, convaincus qu’elle n’a jamais eu lieu, que la théorie a toujours été trahie, qu’eux seuls l’ont comprise. Aucun désastre ne les arrête, car à chaque désastre, ils répliquent : la théorie n’a pas été appliquée comme il faut, ce n’était pas du marxisme.
C’est la faute de la nature humaine, elle n’est pas assez bonne, pas assez vertueuse pour accomplir cet idéal d’égalité. Tous ces morts n’étaient pas à la hauteur de l’idéal ? C’était eux qui étaient mauvais et non pas Marx et sa théorie ? Je corrige : c’est son idéal qui a avili l’humanité, c’est sa théorie qui est mauvaise et non pas les personnes qui y furent sacrifiées.
Le marxisme ne se réduit pas à sa version autoritaire et il a pu donner dans d’autres pays des initiatives constructives, en s’incarnant dans les partis, les syndicats, les associations, les mouvements informels. C’est vrai, il faut introduire ici de la nuance. Cependant, le bien qu’ils ont fait ne vient pas du marxisme en soi, mais de leur tradition socialiste de solidarité, d’entraide et de partage. Et reste à savoir ce qui arriverait si ces mouvements obtenaient les pleins pouvoirs. Peut-être que l’équilibre entre les forces politiques antagonistes reste la meilleure solution, afin de ne tomber dans aucun extrême.
La théorie marxiste se démarque par sa rigueur et son érudition, elle aborde avec la méthode scientifique le matériel historique et les questions politiques. Au contraire, elle comporte de grossières erreurs de raisonnement et d’interprétation et n’a de scientifique que la lourdeur et la sécheresse de sa présentation. Je ne me laisserai pas intimider sur le sujet : les intellectuels comptent tellement d’imposteurs qu’ils ont perdu toute autorité sur ma pensée, et les spécialistes des idées semblent plus enclins que les autres à se laisser posséder par l’idéologie.
Les incohérences de détail comme de structure abondent chez Marx et la première lecture fait douter de soi : comment est-il possible qu’il exerce une telle influence alors que la fausseté de sa pensée saute aux yeux ?
Par exemple, il décrit la révolution comme le résultat d’une évolution de la structure de la société et en même temps comme un événement précipitant cette évolution par la réforme des institutions. Et cette révolution ne tiendra que si tous l’adoptent d’où un impérialisme implicite. Ou il résume l’oppression à celle exercée entre classes sociales (pas d’idée plus bourgeoise que celle de classe sociale, remarquait Simone Weil, cette manie de classer les gens n’a rien de l’unité du peuple), alors que l’oppression est le propre de toute la vie sociale, quelle que soit la classe : la société instaure un ordre qui repose sur le renoncement à une part de soi et sur le sacrifice possible de sa propre vie pour la survie de la société, comme dans la guerre. Ou il suppose qu’une hyperproductivité apportant une éternelle abondance suivra la collectivisation et la planification de l’économie, ce qui n’a jamais été le cas : au contraire, la productivité chute dramatiquement et la distribution des ressources s’enraye, d’où les famines sans précédent. Ou il croit qu’une utopie peut se réaliser alors qu’elle n’existe que dans l’esprit d’un homme, puisque les hommes sont différents dans leurs caractères et leurs aspirations et que le paradis de l’un sera l’enfer de l’autre – et beaucoup s’ennuient au paradis. Et cette utopie, il la décrit en termes de satisfaction matérielle alors que celle-ci ne suffit pas au bonheur et à l’apaisement des mœurs. Enfin, par son artificialité (elle est en tout contraire à la nature humaine et à la nature elle-même), cette utopie ne peut se maintenir que par une autorité contrôlant la société (l’État) et prévenant toute nouveauté (il ne devrait pas y avoir de nouveauté, d’imprévu, d’avancée si les temps sont accomplis et la fin de l’histoire arrivée).
Plus profondément, la théorie marxiste repose sur une conception erronée de l’histoire, de la société et de la nature humaine.
Dans la suite d’Hegel, Marx interprète l’histoire de manière unilatérale et réductrice : comme si elle avait une direction unique menant à un aboutissement certain, dans son cas la lutte des classes s’achevant par la victoire du prolétariat. Le wokisme poursuit cette pratique lorsqu’il réécrit l’histoire pour y inscrire ses obsessions : ainsi Jeanne d’Arc devient un homme trans. Bien sûr, de Hegel à Marx aux études de genre, il y a une chute vertigineuse d’intelligence et de connaissance, mais c’est la même tendance.
L’histoire rend compte d’une réalité diverse, complexe, multidirectionnelle, comme celle qui nous entoure. En conséquence, elle donne lieu à quantité d’interprétations, qui restent des hypothèses et reposent toutes, pour être considérées comme un savoir, sur l’inaltérabilité des faits. Il y a plusieurs manières de raconter le passé, aucune ne saurait avoir le dernier mot et le passé a une réalité, ces traces qu’il a laissées, qui valident ou invalident les récits qu’on en fait et qui ne sont pas de simples fictions.
De ce point de vue, le marxisme est un mythe profane comme le freudisme. On peut y croire ou non, mais ne les prenons pas pour de la science, malgré les prétentions scientifiques des auteurs. Et si la lutte des classes est un des sens de l’histoire, il faudrait y ajouter bien d’autres luttes, comme la lutte avec soi-même et la lutte avec la nature. L’humanité lutte d’abord pour survivre et la société en est le meilleur moyen, par son alliance de compétition et de coopération et la spécialisation de ses membres.
La question de l’inégalité dans les sociétés est difficile à aborder : malgré notre souhait en ce sens, il n’existe pas, il n’a jamais existé de société purement égalitaire, y compris parmi les sociétés marxistes où le parti, le gouvernement, l’État avaient tout le pouvoir, et ce manque d’égalité n’est pas le propre du capitalisme. Il n’existe pas non plus de société purement égalitaire chez les animaux, dont nous ne sommes qu’un exemplaire. En même temps, tout individu a autant de valeur qu’un autre, du moins dans notre société, pour notre conscience et il ne faut pas laisser qui que ce soit sur le côté, dans la misère.
Peut-être que ce hiatus peut être résolu en montrant que l’inégalité n’exprime pas toujours la domination, qu’elle peut être un rouage dans l’entraide générale, ce dont témoigne le monde animal. Les chefs ne le sont que si la majorité tire profit de leur hégémonie, car leur force, aussi grande soit-elle, est toujours moindre que celle des autres réunis. Leur supériorité ne dure que dans la mesure où elle permet la cohésion et la coopération de l’ensemble, dans la mesure donc où les chefs font preuve de compétence et inspirent confiance.
Nous créons tous de l’inégalité parmi les hommes, dès que nous choisissons, préférant tel magasin/livre/aliment/endroit/loisir/idée/personne, etc. La vie est un choix continu, un tri dans la perception et l’action, une opération de différenciation pour s’orienter dans le monde et se l’approprier. D’autre part, nous avons besoin de hiérarchie : l’autorité nous donne les limites qui nous constituent, elle nous transmet savoirs et savoir-faire, reconnaît nos qualités et nous encourage à nous surpasser. Depuis l’enfance, elle nous fait grandir et nous ne saurions la réduire à l’oppression. D’ailleurs, les psychologues de toute tendance rappellent les conséquences catastrophiques de l’absence d’autorité, aussi grave que l’abus d’autorité, sur les enfants. L’égalité s’égare lorsqu’elle ne tolère plus le moindre ordre structurant les rôles et les âges, ordre qui fait partie de la nature des choses, pas seulement humaines.
L’injustice réside dans la différence de traitement entre des individus qui ont tous la même valeur, mais aussi dans la similitude de traitement, quand le mérite n’est pas reconnu et distingué. Les contes et les mythes racontent cette histoire depuis la nuit des temps : la pire injustice est que le gentil soit puni et non le méchant, ou qu’ils soient traités de la même manière, comme s’il n’y avait aucune différence entre eux, ou bien quand le héros, qui se comporte toujours de façon exemplaire, ne rencontre que des épreuves et jamais aucune récompense ni reconnaissance, tandis que ses adversaires parviennent à leurs fins par de sombres moyens. De même, on ne s’attend pas à ce que la justice réserve le même traitement au coupable et à sa victime.
Pour poser le problème de l’égalité, il ne faut pas se demander si nous accordons la même valeur à ceux qui ont plus ou moins de possessions (évidemment que la valeur ne dépend pas de l’avoir), mais si les pires personnes que nous connaissons (par ignorance, superficialité, malignité, perversion) valent autant que les meilleures, que nous admirons et prenons pour modèle. À tort ou à raison, le cœur n’est pas toujours capable de concevoir cette égalité. Tout au plus – et encore, c’est rare – peut-il reconnaître dans les deux cas un même infini de signification, ce qu’autrefois nous appelions âme ou parcelle divine. Et cette solution me semble plus juste que la première, elle est aussi plus naturelle.
Il faut combattre l’inégalité qui désigne l’iniquité : la privation de liberté et de droits, la négation de la valeur infinie de chaque être humain, l’évaluation selon des critères qui n’ont rien à voir avec le mérite ou la définition du mérite par des qualités qui n’en sont pas (cupidité, corruption, manipulation, etc.), ou encore la réduction de la valeur humaine au mérite compris comme utilité sociale. Mais l’égalité totale est une autre forme d’iniquité, parce qu’elle ne reconnaît pas la différence qui nous caractérise, par exemple la différence d’effort et de talent dans l’accomplissement d’une tâche. Le sport en est l’exemple le plus éclairant : que les athlètes reçoivent tous le même prix ou chacun un prix au hasard sans prendre en compte la qualité de leur performance, fruit de leur effort et de leur talent, nous semblerait à raison le comble de l’injustice. Par ailleurs, établir une hiérarchie entre eux ne prive personne de faire du sport et de s’y épanouir. Raisonnement qui vaut dans les autres disciplines du corps et de l’esprit. Dans celles de l’esprit en particulier, on tolère de moins en moins la reconnaissance du mérite, mais là aussi l’intelligence n’est pas l’âme, la réussite dans les matières intellectuelles ne dit rien de notre qualité humaine. Parallèlement, il faudrait revaloriser les travaux manuels, souligner comme Simone Weil leur dimension spirituelle.
Il est possible de maintenir d’un côté l’égalité de dignité et de respect, de possibilités et d’espérance, et de l’autre des hiérarchies qui nous obligent envers nos semblables et parfois envers une autorité plus haute encore, intérieure ou incarnée en Dieu, des hiérarchies de mérite mais aussi de responsabilité (car si hiérarchie il y a, je préfère celle du mérite à celle du privilège), ce qui n’empêche pas d’entourer chaque condition de considération et de reconnaissance – et ce ne sont pas les plus élevées en apparence qui sont les plus élevées en réalité, et notre place ne décide pas de notre qualité. La reconnaissance du mérite permet à tous de profiter des talents des meilleurs d’entre nous, elle ne diminue en rien la valeur de chacun en tant que personne. Autrement dit, une inégalité trop prononcée trahit la valeur universelle de tout un chacun, quoi qu’il fasse, mais une égalité forcée trahit la valeur individuelle dont chacun doit faire preuve pour être reconnu et récompensé.
L’inégalité croise plusieurs dimensions (mérite, richesse, moralité, etc.) qu’il est important de distinguer, pour ne pas prendre l’une pour l’autre. Les hiérarchies de valeurs constituent notre approche du monde, on ne peut pas les abolir, tout au plus les rendre plus justes.
Le problème persiste de la distribution des richesses qui ont tendance à se concentrer entre les mêmes mains, en laissant d’autres vides et précisément celles qui travaillent. De nouveau, cela n’est pas seulement le cas du capitalisme. Les inégalités se creusent, les ressources se concentrent chez une minorité de la population, pas plus vertueuse qu’une autre, et il faut trouver un moyen de redistribuer constamment la richesse, car ce mécanisme de concentration ne cesse de se reproduire, même si on aplanit ou renverse les hiérarchies. Cependant, par ses spoliations, son partage sans critères et l’inégalité qu’elle recrée, la théorie marxiste ne fait qu’ajouter l’injustice à l’injustice. D’autre part, la richesse ne se comprend pas seulement comme un gâteau à partager, mais comme une ressource qui connaît des expansions et des rétractions, en ce qu’elle est dégagée de la réalité même, par de nouveaux moyens, et non dérobée aux autres.
Toutes ces réflexions demanderaient plus de temps et restent là inachevées. Sans connaître la manière optimale d’organiser la société, je sais que la méthode marxiste ne marche pas, parce qu’elle ignore les principes naturels et instinctifs de toute organisation sociale. Pour réinventer un système, il faut comprendre comment il fonctionne. L’origine de l’inégalité parmi les hommes serait la propriété privée, dit Marx, à la suite de Rousseau, mais elle vient de bien plus loin, par exemple de la femelle qui choisit un mâle à l’exclusion des autres.
Concernant la nature humaine, Marx ne désire pas la connaître, mais la manipuler : il est l’un des inventeurs de l’homme nouveau, nombreux à son époque et aux siècles suivants, du fascisme au transhumanisme. Il comprend l’humain par son identité de groupe, oubliant les autres mesures qui permettent de l’analyser : la personne, la communauté ou l’humanité. Le groupe désigne chez lui la classe. Aujourd’hui, le wokisme y ajoute la race, le sexe, le genre, plus récemment l’âge. Ainsi, la société se réduit à une lutte entre groupes antagonistes, l’un des groupes (prolétariat, femmes ou transfemmes, non blancs, jeunes ou non boomers) ayant l’exclusivité de la vertu humaine et lorsque viendra son règne, toutes les injustices disparaîtront. Je ne sais pas vous, mais cet avènement me semble hautement invraisemblable. En outre, au nom de la discrimination, l’intersectionnalité assimile des dimensions de l’existence qui requièrent chacune des analyses très différentes (classe, race, sexe) et ne prend en compte dans son intersection que ces facteurs de groupe, jamais les facteurs individuels (talent, travail, tempérament).
Loin de résoudre les tensions, cette théorie les suscite et les entretient, dernièrement entre les générations. Elle fait croire à des parties de la société que tout le reste de la société leur veut du mal, ce qui ne les aide certainement pas à mener leur vie. En même temps, elle entache d’un péché irrémédiable les autres parties de la société, nourrissant la haine de soi chez les groupes soi-disant oppresseurs (remarque en passant : on confond de nos jours oppression et discrimination, je peux être discriminée en tant que femme, mais je ne suis pas opprimée en tant que telle, à moins de vider ce mot de son sens). Or on n’est pas responsable de sa naissance mais de ce que l’on en fait. Si les privilégiés sont élevés dans la haine de soi, ils ne feront pas grand chose des possibilités qui leur sont offertes et se tourneront vers l’autodestruction, ce qui dessert la société dans son ensemble, y compris ceux qui n’ont pas eu les mêmes avantages qu’eux.
Les promoteurs de cette théorie désirent le chaos et la destruction davantage que l’harmonie et la prospérité. L’avenir n’existe pas sans le passé et ils veulent avant tout faire table rase du passé pour mener leur expérience d’ingénierie psychosociale. Paradoxe : maintenant le marxisme appartient au passé et ce sont les révolutionnaires qui ont des airs réactionnaires avec leur nostalgie de l’ancien temps.
La malhonnêteté (ou médiocrité) intellectuelle de ce type de militants se révèle lorsqu’ils écartent de leur lutte ceux-là mêmes qu’ils prétendent défendre : un ouvrier qui n’est pas marxiste, une femme qui n’est pas féministe, ou pas transécoféministe intersectionnelle, un trans qui n’adhère pas aux préceptes du transactivisme, un non blanc qui préférait ne pas être qualifié de racisé, un jeune qui n’a pas envie de traiter ses parents ou grands-parents de boomers, en déchargeant sur eux toute responsabilité, tous sont écartés de la lutte parce qu’ils n’adoptent pas la bonne doctrine et trahissent la cause commune, et ils seront tenus à l’écart tant qu’ils n’auront pas développé la bonne conscience de classe édictée par l’autorité intellectuelle en vogue, ce qui exerce sur eux une pression souvent irrésistible. Cet ostracisme montre que ces mouvements ne promeuvent pas la diversité, comme ils le disent, mais l’uniformité de pensée. Ils cherchent moins la libération des opprimés que l’accomplissement de leur conception très particulière et étriquée de l’utopie.
Cependant, peut-être suis-je moi-même un peu woke : je crois les concernés, je respecte le marxisme des ouvriers, le marxisme qui souhaite redonner le pouvoir à ceux qui travaillent de leurs mains, en mettant en jeu leur corps, voire leur vie. Même si je reste en désaccord avec la théorie et ne pense pas qu’elle soit la solution, je ne la considère pas dans leur cas comme une imposture et une appropriation, ce qu’est le marxisme des intellectuels, qui ne traitent pas plus équitablement leur prochain que vous et moi et se montrent souvent bien plus élitistes.
La théorie marxiste étant une référence incontournable de la gauche, la critiquer revient à attaquer la gauche. Au contraire, le marxisme discrédite la gauche, par ses erreurs dans la théorie et ses errances dans la pratique. On peut être révolutionnaire sans être marxiste. On a fait la révolution et plus d’une fois sans lui. On ne l’a pas attendu non plus pour établir des droits humains universels. On a réinventé des régimes et réformé des institutions sans son aide. On peut lutter pour la justice et la solidarité, pour l’anoblissement du travail et la dignité de la personne, contre l’oppression et l’exploitation, sans être marxiste le moins du monde. Marx n’est qu’un moment dans cette histoire, et un moment d’égarement, qu’il vaudrait mieux dépasser, au lieu d’y revenir sans cesse, avec une fascination morbide pour le pire.
Le marxisme est l’unique moyen de contrer le capitalisme. Faux, ils sont l’envers et le revers d’une même réalité : un matérialisme total, avec la même foi dans la production, l’industrie et le progrès, avec la même intention d’exploiter l’environnement jusqu’à épuisement. Sa conception de l’égalité est strictement matérialiste : avoir autant que l’autre serait notre ultime désir ; et cette conception découle d’un monde où l’argent devient l’unique mesure de la valeur humaine, où l’économie est le sens dernier de toute destinée. Marxisme et capitalisme sont aussi l’expression d’une même civilisation, le XIXe siècle occidental, et il y a une forme de néocolonialisme à vouloir imposer cette théorie au monde entier. D’ailleurs, là où elle a été appliquée, elle a éradiqué la culture et l’histoire des pays, par sa haine envers l’ancien temps, en particulier envers la foi et la famille, premiers obstacles à ce type de révolution, d’après Marx lui-même. Car foi et famille sont le communisme avant la lettre, la communauté, la mise en commun. Il les combat pour les remplacer par un nouveau communisme, désincarné et bureaucratique.
Le marxisme est un humanisme. On peut corriger telle ou telle erreur de la théorie, forcément datée et incomplète, mais on ne peut douter de la bonté de ses intentions, de la pureté de son idéal et de ceux qui le portent. Le marxisme est le contraire de l’humanisme. Il n’honore pas l’homme, il désire le réinventer, en bafouant ce qu’il a de plus sacré, en méprisant son aspiration fondamentale : la signification. L’être humain ne désire pas ne plus souffrir, il désire que sa souffrance fasse sens. C’est l’absence de sens qui est invivable. On peut tout supporter si on sait pourquoi. Bien sûr, les besoins matériels (faim, soif, abri, santé) sont incontournables, mais tout autant les besoins spirituels : d’amour, de sens, de vérité, d’enracinement, de symbolisation, etc.
En fin de compte, je ne suis pas marxiste pour la même raison que je ne suis pas freudienne : parce que ces conceptions nous privent de destinée. Elles nous appauvrissent, nous avilissent en pensant l’humain en rupture avec la nature et la nature en rupture avec le spirituel, en nous déracinant de tout ce qui nous ressource. Elles desservent précisément ceux qu’elles prétendent aider, ceux qui souffrent le plus, parce qu’elles ne résolvent pas leur malheur et les désarment pour y faire face.
Quant à la supériorité morale des marxistes, je n’y crois plus qu’à celle des wokistes, ou de la gauche en général. Pas que la droite soit plus vertueuse, du tout. Mais je me demande combien de crimes la gauche doit avoir sur la conscience, de l’éloge de la pédophilie à la promotion de l’esclavage (car la prostitution n’est pas « la plus vieille profession du monde », mais le plus vieil esclavage du monde), de la mutilation et stérilisation d’enfants et d’adolescents confus, anxieux et dissociés aux massacres de masse des régimes extrémistes, combien de crimes, donc, il lui faut sur la conscience pour qu’elle commence à douter de sa propre moralité et prête un peu plus d’attention aux idées qu’elle avance.
Le marxisme est une version laïque du christianisme, instaurant la justice sur terre et non dans l’au-delà. Il renonce à l’espérance pour créer ici et maintenant le royaume attendu où chacun aura son dû. Faux, de nouveau. Malgré certaines similitudes (souci de solidarité sociale, renversement des hiérarchies de valeur où les derniers seront les premiers), il est inconcevable d’être à la fois marxiste et chrétien. À cause de l’hostilité du marxisme à toute religion, de sa tendance à devenir une religion nouvelle et de divergences profondes. Le marxisme comprend l’humanité par l’antagonisme entre groupes et pense que si le plus opprimé prend le pouvoir, il ne deviendra pas oppresseur à son tour, mais abolira toutes les relations de pouvoir. Le christianisme conçoit l’humanité comme une unité, soumise à la même loi du péché et de la rédemption. Dans l’au-delà, le juge ne pèsera pas les poches, mais les cœurs, pour décider de l’entrée au paradis. Peu de réalité est accordée au pouvoir des hommes face au pouvoir divin, que nous pourrions interpréter, de manière profane, comme l’immensité de la nature où nous sommes pris, la puissance du cœur, dans sa générosité et sa bravoure, la fidélité à plus grand que soi en soi, l’inflexibilité de la loi intérieure parmi les lois changeantes des hommes. La sagesse de la position chrétienne se retrouve dans les autres religions. Le royaume de la justice ne s’accomplira pas sur terre. C’est impossible. La hiérarchie de la société ne sera jamais celle de la moralité. Même si nous le voulions, nous ne pourrions percer les cœurs à jour. D’où la nécessité d’y superposer une autre hiérarchie, qu’elle trouve ou non sa représentation dans la religion, la nécessité de ne pas croire que la hiérarchie des privilèges, ou des mérites, selon les sociétés (et dans la nôtre, un mélange des deux) est une hiérarchie des vertus.
Lorsqu’on critique le marxisme, on est privilégié et souhaite défendre ses privilèges. C’est vrai que je suis privilégiée. Mais je voudrais que tous aient les avantages que j’ai eus et ce n’est pas le marxisme qui le permettra. Il n’a jamais réduit la pauvreté, il l’a aggravée et généralisée, au contraire du libéralisme, qui a élevé la qualité et l’espérance de vie de tous. Pour distribuer la richesse, il faut en créer. D’autres auront mieux réfléchi que moi à cette alternance nécessaire entre production et distribution, je ne suis pas spécialiste. Ce qui ne revient pas à dire que notre modèle économique résiste à la critique : extension du marché à toutes les interactions sociales, ou succès de marché comme unique mesure de qualité, course à la croissance, exploitation des ressources jusqu’à leur épuisement et exploitation des employés devenus des moyens pour la fin suprême qu’est la prospérité de l’entreprise, aliénation des individus par la course à la consommation et à la spectacularisation, dégradation du travail, qui se trouve souvent vidé de son sens, qu’il soit intellectuel ou manuel, et n’est pas le lieu de l’accomplissement de soi, etc. Mais je préfère réformer ce système qu’en adopter un qui n’a aucun argument, théorique ou pratique, en sa faveur. Par ailleurs, le marxisme n’est pas un autre système : il repose sur le même présupposé matérialiste et produit le même désert dans l’homme et autour de lui, parce que ni l’humain ni le monde ne se résument pas à la matière.
Lorsqu’on critique le marxisme, on est de droite. Déjà, être de droite n’est pas une infamie, cela ne signifie pas être privé de conscience morale ou de rigueur intellectuelle. Ensuite, je ne pense pas en ces termes : je prends position sur des problèmes précis à partir des informations que j’ai pu récolter, je soutiens des valeurs comme celles des Lumières ou du Christianisme, je m’oppose au néolibéralisme dans les mœurs et en économie, c’est-à-dire à la disparition de tout ancrage, de tout lien et de toute régulation. Pour certains, cela me placera à gauche, pour d’autres à droite, mais leur avis n’a aucune importance : on se situe toujours à la gauche ou à la droite de quelqu’un et les extrêmes se rencontrent sur bien des points.
Bref, je ne suis pas marxiste par amour de l’humanité, de la justice et de la vérité.
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