Notos, le sud et l’été

« Là-bas, au Sud, vit une moitié d’homme. Né dans la plus cruelle misère, sa mère a décidé d’en vendre la moitié pour que l’autre survive. Elle a découpé son bébé par le milieu, avec de grands ciseaux, le long de la ligne qui partage symétriquement le corps. Gardant le côté droit, elle a porté le gauche au marché, où l’on s’est disputé ce petit bout comme un porte-bonheur.
Le découpé a grandi comme il a pu, avec son unique pied, son unique main et son demi-sourire. Il essaye de vivre comme tout le monde, même s’il doit faire le double pour paraître normal. On se moque de son allure : son unique jambe de pantalon, son unique manche de chemise et son demi-chapeau, ou de ses crises quand il s’effondre soudain en se recroquevillant sur sa part manquante. On rit aussi pour conjurer la crainte devant ce profil sans face.
Mais il a un talent : il sait couper, coudre et tisser mieux que quiconque, séparer et réunir les fils et les pans. On va chez lui commander ses habits, des plus nobles aux plus humbles. Sa boutique ne désemplit pas de clients et d’apprentis, il s’enrichit et sa mère ne doit plus craindre la misère.
La nuit, il tresse en secret un énorme panier. Une fois fini, il l’amarre au fleuve, vérifie qu’il flotte, puis le charge de vivres, entre à son tour, ferme le couvercle et délie son esquif, qu’emporte aussitôt le courant, loin, plus loin qu’il n’a jamais été. Il descend le fleuve à toute vitesse, il est parti à l’aube, passent la journée, une nuit, un jour encore, jusqu’à ce que le panier se prenne dans les branches d’un arbre et échoue sur le rivage, renversé.
Le couvercle a roulé. Les quelques vivres qui restent se dispersent sur le sable, le découpé sort à leur suite. Il dégourdit son pied en sautillant, puis se met en route de son pas bondissant. Il arrive aux parages d’une ville et se place en mendiant à sa porte, assis sur la borne avec son unique fesse, se découpant sur les murailles comme une ombre de chair et d’os. Aux passants, il demande s’ils ont entendu parler d’une autre moitié d’homme. Mais il est bien le premier que l’on rencontre dans cet état. Personne n’a jamais rien connu d’équivalent, de près ou de loin.
Par contre, les gens racontent d’autres histoires. Par exemple, ils racontent qu’une princesse habite la ville et qu’elle souffre d’insomnies. Un médecin lui a prédit qu’elle ne parviendrait à dormir que si elle s’enveloppait d’un châle aussi profond que la nuit étoilée. Le découpé décide de lui venir en aide. La nuit, il regarde le même ciel que la jeune fille et le reproduit avec minutie, étoile par étoile et poudre d’étoile, avec toutes les variations du noir qui en rendent la profondeur.
Il demande à un marchand de sa connaissance de le porter au palais. « Moi, avec mon air incomplet, j’ai l’air suspect, ils ne me laisseront jamais entrer. » À peine la princesse l’enroule-t-elle autour de ses épaules qu’elle s’affaisse au sol. On la croit évanouie, elle n’est que tombée dans le sommeil. En récompense, elle ouvre ses coffres au marchand, lui propose de l’or et des pierreries, quantité de pièces à l’effigie de son père – profil sans face.
Le marchand rapporte ses paroles au mendiant. Mais lui veut autre chose : qu’elle demande à ses informateurs à travers le pays et aux rois et reines voisins et leurs informateurs, à toutes les administrations de tous les continents connus : quelqu’un aurait-il vu une moitié d’homme ?
Les mois passent, les missives parcourent la planète. Je gonfle les voiles des navires, curieux moi aussi des réponses qu’ils apportent. Mais personne n’a rien vu, rien de rien. Il est le seul être réduit à sa moitié. Pour oublier, il va boire dans une taverne de la ville avec son ami le marchand. Ils boivent tant qu’ils ne tiennent plus debout et décident de dormir sur place, mais au lieu de prendre l’escalier montant vers les chambres, le découpé prend celui descendant dans la cave. Il trébuche à la dernière marche et roule au fond de l’ombre jusqu’à son autre moitié, accroupie dans un coin, en train de trier des lentilles.
« Je t’ai cherché dans le monde entier.
– Tu as demandé qu’on cherche pour toi. Et qui pouvait me trouver si ce n’est toi ?
– Et toi, tu savais que j’étais là ?
– Oui.
– Et tu ne voulais pas me retrouver ?
– Non, je préfère qu’on reste séparés.
– Pourquoi ? »
Le découpé s’approche et sa moitié s’éloigne d’autant. Maigre, marqué, l’œil mort. À sa main, il manque un doigt et sa jambe recroquevillée semble n’avoir jamais marché. Le découpé a honte de ses joues pleines encore de sa prospérité passée, de son œil vif et attentif, de son pied qui a éprouvé les routes et les ruisseaux. Sa moitié a honte aussi, honte de sa misère comme si elle la méritait.
« Voilà, dit-elle, ta curiosité est satisfaite, va-t’en maintenant.
– Qui t’a réduit en esclavage ? Avec moi, tu seras libre, tu vivras sous le ciel, sur la terre.
– Avec toi je serai toi, avec toi je serai plus esclave qu’ici et que partout ailleurs, je ne serai plus moi.
– Tu as si peur de la liberté ?
Sa moitié hausse les épaules.
– Ça ne veut rien dire, la liberté, ce n’est qu’une idée. Mais ta chair et la mienne – il le saisit par le bras, ce bras qui lui manque – ce sont des choses qu’on peut toucher, des choses réelles, des choses qui souffrent, et j’ai assez souffert. »
Le découpé s’assoit à ses côtés, le dos contre le mur. Ils forment presque un corps entier. Entre eux persiste un mince espace d’ombre blanche, pan de chaux dans l’obscurité. À la fois soulagé et découragé, le découpé s’endort. Il rêve de fils, d’entrelacs, d’arabesques et se réveille au milieu de la nuit. Sa moitié dort encore. Il profite de son sommeil pour se recoudre à elle, y mettant toute la douceur de son doigté, afin qu’elle ne ressente pas la moindre douleur, suivant la ligne du profil, de la pointe du nez au creux du nombril.
Au matin, le travail est fini. Il sort, ou ils sortent. Cela prend un peu de temps. Ils cherchent leur équilibre, entre la force, l’audace de l’un et la faiblesse, la réserve de l’autre. La ville commence s’animer, les gens le regardent boiter.
« Ce ne serait pas le découpé qui a retrouvé sa moitié ?
– Peut-être qu’il était mieux sans. Il a l’air plus défiguré qu’avant.
– On doit juste s’habituer. On s’était fait à sa demi-silhouette. »
La princesse entend les rumeurs et demande à le voir.
« Dis-moi, as-tu gardé ton talent ? Sais-tu encore tisser maintenant que tu es entier ?
– Je ne sais pas, je n’y ai pas pensé. Donnez-moi quelque ouvrage.
– Je voudrais un châle comme la mer, dont les plis rendraient le flux et le reflux des vagues. »
L’homme ferme les yeux et se souvient la mer. Il l’a vue il y a des années. Plus précisément, la moitié aveugle l’a vue, avant d’être enfermée, quand enfant on l’a chargée et déchargée d’un bateau à l’autre comme une marchandise. L’autre n’a qu’une vague idée de ce que c’est. Ils se mettent au travail. Loin d’avoir perdu son talent, l’homme n’a jamais tissé un châle aussi fin, souple, soyeux, plus hypnotisant que la mer elle-même et bruissant tout comme elle.
Il l’offre à la princesse qui l’enroule autour de ses épaules à lui, et il se sent tout de suite plus léger, plus accordé dans ses gestes, sa voix, son pas. Elle est toute proche, il voudrait l’embrasser, mais se retient : « Je dois dire à ma mère que j’ai retrouvé mon autre moitié. Ça lui faisait tellement de peine de l’avoir perdue. J’y vais et je reviens. Avant de m’établir ici, je dois régler ça là-bas. »
Enfin, il peut monter un cheval sans glisser sur son flanc. Il remonte ainsi le fleuve qu’il avait descendu en panier. La route est plus longue, moins fraîche. À mesure qu’il se rapproche, ses entrailles le tiraillent, une migraine scinde son crâne, un muscle se déchire entre ses épaules, puis le long de son dos, il se courbe sur sa monture, se tient fermement à l’encolure, le cheval presse le pas, mais plus il se rapproche du but, plus les deux moitiés se séparent, finissant par glisser chacune de leur côté, réduites au sol à deux serpents qui se cherchent, se trouvent, s’enlacent et s’étranglent dans la poussière. Le cheval galope seul vers l’horizon. On entend ses sabots sur la pierre, puis le sable. »
Notos raconte face à la mer étoilée, sur la terrasse où ils sont allés après le dîner. Il fait signe à Euros de lui rouler une cigarette. Zéphyr tousse, gêné par l’histoire autant que par la fumée. Les yeux de Borée brillent même dans l’obscurité et sans voir ses lèvres on sait qu’il sourit.
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