Zéphyr, l’ouest et le printemps

C’est toujours au tour de Zéphyr de raconter. Le soleil se trouve encore dans sa direction. Il a ramené des milliers d’histoires dans les filets infrangibles de l’air. Il se lève un instant, fouille dans ses sacs et les passe en revue. Il les juge à leur fraîcheur, au sursaut sous les doigts, au brillant qui frappe l’œil. La première a plu, mais les convives l’ont déjà oubliée. Il ne voudrait pas que Borée l’emporte comme chaque fois avec ses récits de l’extrême. Il aimerait vaincre avec ses histoires douces et tendres.
En attendant, la conversation a repris et l’appétit. Borée souffle sur un yaourt pour en faire une glace. Euros et Notos se disputent sur des questions de géopolitique – si ce pays a le droit de déplacer sa frontière et d’empiéter sur tel autre et si les îles devraient ou non s’affranchir des continents. Zéphyr inspire profondément pour trouver l’inspiration et lui revient l’odeur de Flore. Il parlera d’amour. L’amour plaît toujours.
Il regarde ses parents, pense au mystère de leur union, de l’union des contraires. Mais sont-ils contraires ? On pourrait dire, pour faire vite, que Crépuscule est l’opposé d’Aurore : sombre, irascible, taciturne, une ancre dans le cœur plonge son ardeur dans le glacé des mers. Certes, il n’a pas sa patience, mais il n’a pas non plus son insouciance. Toutes les peines du jour pèsent sur ses épaules, et la responsabilité de penser au lendemain, alors qu’elle vient fraîche de l’oubli de la nuit, à peine sortie de l’eau des rêves.
Derrière les apparences, ils se ressemblent : bouleversés pour des riens, surtout les riens qui ont lieu entre eux, avec une fidélité à toute épreuve. L’intensité qu’ils mettent dans la régularité, leurs fils la mettent dans la variation ; et la famille s’est trouvée plus d’une fois au bord de l’explosion. Ces quatre géants, enfantés par un couple aussi mince que l’horizon, se sont vite sentis à l’étroit dans le monde de leurs parents. Eux ne voulaient pas tracer des frontières, mais les franchir.
Zéphyr boit un verre de vin pour prendre de l’assurance et réclame le silence.
« Là-bas, à l’Ouest, de la glycine fleurit sur les murs gris d’une jeune fille qui doit se marier. Les prétendants affluent à sa fenêtre. Son père préfère celui-ci, sa mère celui-là. Chacun a un avis sur la question, ses frères et sœurs bien sûr, mais aussi le maire, le facteur, la boulangère, l’institutrice. Dès qu’on la rencontre, on se permet de lui dire : « tu sais, ce qui compte chez un mari, c’est… » et là tout y passe : l’argent ou le tempérament, le métier ou la belle allure, l’habileté dans les affaires ou le talent pour élever des enfants. On lui fait la leçon sur ce qui fait un bon père, un bon amant et même une bonne vie. Elle n’écoute personne.
Aux déclarations d’un prétendant, elle répond simplement : « viens dormir ce soir chez mes parents ». À peine s’endort-il qu’elle s’introduit dans la chambre pour effeuiller dans ses cheveux une grappe de glycine. Le matin, quand le prétendant descend prendre son café, elle le sert en se plaçant derrière lui et regarde en passant si les fleurs, entremêlées aux mèches, sont encore fraîches. Jusqu’ici, elles sont toujours flétries. D’un sourire, elle dissimule sa déception et refuse poliment de se fiancer.
Un jour, un homme se présente. Un homme, c’est beaucoup dire, ou c’est dire trop peu. On dirait plutôt un récif. Son buste est incrusté de coquillages et de pierreries, une croute de sel cerne ses yeux, son pantalon est cousu dans le varech. Un être à la fois resplendissant et repoussant. La nouvelle se répand, les gens viennent voir. « Comment partager sa vie, pire encore son lit, avec ce monstre. » On lui conseille de le renvoyer aussitôt.
La fille, à son habitude, n’écoute personne. Elle accueille ce prétendant comme les précédents. Même un crabe, elle l’accueillerait. Les apparences ne l’arrêtent pas. Elle sait ce qu’elle cherche : une tête où la glycine ne flétrisse pas. Ses parents ne sont pas ravis par ce nouvel invité, ils ne savent pas comment le loger et finissent par lui proposer de dormir au fond du jardin. La nuit venue, la fille sort pieds nus à la lumière de la lune, les cheveux dénoués sur sa chemise longue. Ombre mauve dans l’obscurité bleue. À la main, la glycine. Elle la dépose parmi les boucles de l’homme, ou les aspérités du récif. Dans la nuit, il est encore plus difficile de savoir s’il est l’un ou l’autre.
Au matin, elle revient, bien chaussée et emmitouflée, les cheveux relevés en chignon, avec un café et des biscuits sur un plateau. Elle le sert comme les autres, mais cette fois à la table de la terrasse. La glycine n’a rien perdu de son éclat, encore plus fraîche que la veille, à peine éclose sous la rosée. Son parfum embaume le coin de jardin où ils sont réunis. Elle s’assied face à lui et pour la première fois se verse une tasse, pioche parmi les biscuits, partage le petit-déjeuner d’un prétendant.
« – Je crois que tu es le bon.
– Je le crois aussi. »
Mais les parents n’acceptent pas de céder leur fille à l’homme-récif. Il hausse les épaules et la terre tremble. Il fronce les sourcils et les oiseaux s’abattent sur les récoltes. Il ouvre la bouche pour protester et déjà le fleuve s’épanche dans les rues. Les parents poussent leur fille sur le seuil et ferment la porte derrière elle. Ils ne veulent plus en entendre parler.
L’homme l’emmène vivre au bord de la mer, sur la plage à laquelle il appartient, où la brume est son chien de garde et les grottes ses moutons. Cet étrange berger la traite avec beaucoup de bonté, mais sans livrer ses pensées, et la terreur qu’il fait régner autour de lui la tourmente. Il ne cesse de mener des tempêtes contre les rivages voisins et de précipiter des navires vers le naufrage. Il semble en colère contre l’univers entier. Elle lui demande pourquoi. Il ne sait pas. C’est la faute de l’univers, pas la sienne. C’est l’univers qui va mal, pas lui. Pendant ce temps, la glycine continue de grandir, fleurir et parfumer leur tête-à-tête. La femme se demande comment on peut allier ainsi la brusquerie à la délicatesse, la bienveillance au ravage. Elle voudrait le guérir de cette colère qui gronde même dans son sommeil : elle l’entend dans la nuit faire rage contre ses côtes.
Un matin, elle le trouve échoué sur la plage. Blessé dans l’une de ses batailles, il est revenu mourir près d’elle. Elle pose sa tête sur ses genoux. La glycine a poussé au point de devenir une chevelure qui lui couvre le visage. Elle l’écarte, puis inspecte l’entaille en travers de son ventre. Il s’en échappe du sable. Plein de sable. Elle y plonge les mains et en sort à poignées. Le sable brûle comme au midi de l’été, bientôt elle ne sent plus ses doigts, ses paumes, mais elle continue de déblayer la plaie. Les jours passent sans qu’elle s’en rende compte, trop absorbée par sa tâche. Le sable qu’elle enlève s’entasse et s’étale autour d’eux. Il devient une nouvelle plage, une péninsule qui se détache, une île. Enfin, il n’y a plus que quelques grains, qu’elle retire un à un. La blessure refermée, elle va rafraîchir ses mains dans la mer. L’homme se réveille et vient la rejoindre. Il reste dans son dos. Ses yeux que n’aveugle plus le sel, ses yeux humains regardent avec elle le lointain. »
à suivre
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