« Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. »
Le Livre des morts
Lorsqu’on me demande quoi lire en philosophie politique, je réponds toujours Simone Weil. Étoile qui indique le nord dans ce qu’il a de plus ardent. Je lui accorde une entière confiance. Il faut dire que nous nous ressemblons. Nous appartenons à la même famille, avec Etty Hillesum ou Jacques Lusseyran, celle d’un certain christianisme. Il me plaît de rendre visite à la famille de la raison et de la mesure, j’y trouve de la lumière, mais j’y suis étrangère.
Je ne sais d’où me vient cette filiation avec la mystique chrétienne, puisque je viens d’une famille anticléricale, antireligieuse, où mes aspirations étaient moquées ou réprimandées. Pourtant, Dieu a été la plus inaltérable réalité de mon enfance, presque la seule qui me soit restée en mémoire. Et il est difficile de faire croire à une enfant que son imagination débordante lui présente un mirage, lorsque les plus belles paroles qu’elle trouve dans les livres expriment la même réalité.
Ma seule réticence envers Simone Weil vient justement de notre ressemblance. Je préfère lire des auteurs qui me dérangent, m’interrogent, ne vont pas dans mon sens. Notre sororité remonte au premier christianisme, avant l’emprise de Rome, l’institution de l’Église, et plus loin encore, à l’origine de cette parole sacrée, chez les orphiques, les pythagoriciens, dans l’éthique stoïcienne, la sagesse égyptienne ou indienne. Filiation historique ou fictive ? Peu importe, il s’agit de constituer une généalogie à sa propre pensée et non de retracer l’histoire de la pensée.
La politique l’intéresse en tant que technique, comme un moyen dont la véritable fin est la justice, un état d’équilibre, d’ordre, d’harmonie, un sens de la limite et de la proportion, où chaque chose est où elle devrait être et comme il doit. Cet état s’accorde à la nature, l’univers, répond à l’aspiration du cœur et l’interaction des éléments, participe à une sagesse éternelle, où s’efface la distinction entre sacré et profane. Sa philosophie se définit ainsi par une unité profonde entre la pensée et le geste, l’engagement et la foi, le savoir et la morale, unité qui est celle, platonicienne, du bien, du beau et du vrai.
Sans doute est-ce là que nous divergeons, dans l’allégeance à Platon. Elle aime trop ce qui devrait être, pas assez ce qui est. Je l’entends davantage disserter sur la peine que sur la joie, elle décrit le châtiment plus longuement que la réconciliation – bien que le châtiment opère la réconciliation. Il lui manque l’indulgence, elle pèche par intransigeance. Mais comment ne pas ressentir du mépris, de l’impatience quand on est aussi supérieur par le cœur et l’intelligence ? Sa franchise tranche sur la susceptibilité qui est de mise aujourd’hui : loin de ménager notre sensibilité, elle la blesse à dessein, car elle nous demande de nous élever, d’arrêter de nous complaire.
En vérité, je ne crains pas sa dureté, indissociable de sa lucidité, je la cherche même, je désire cette exigence, ce sens du devoir, cette verticalité si rare et salvatrice. On se vante d’être une époque plus humaine, compassionnelle, tolérante que les précédentes. L’humanité, la compassion, le sens du sacrifice de Weil révèlent la mollesse de nos discours en la matière. Chez nous, tous ces mots ne servent qu’à revêtir de vertus le plus grand des vices : l’indifférence. Que chacun fasse comme il le souhaite, je ne suis pas concernée, laissez-moi tranquille et je vous laisserai tranquille, tout le monde est beau, gentil, aimant comme je le suis moi-même, voilà la teneur de notre humanité, notre compassion, notre tolérance : la réciprocité des narcissismes, un individualisme arrivé à son paroxysme. La rigueur de son jugement fait voler en éclat notre moralisme de façade : elle distingue le bien du mal d’une manière qui ne laisse aucune échappatoire à la lâcheté. Les miroirs flatteurs s’effondrent, il faut agir, s’engager, même si ce n’est que par la pensée, et soudain il n’y a plus personne.
Sans doute la femme la plus intelligente que j’aie jamais lue. Pourtant elle ne s’intéresse pas ou si peu à la condition des femmes. Point aveugle de sa théorie, pourrait-on dire, sauf que toute son œuvre gravite autour de sa position de femme. Sa voix m’atteint en plein cœur parmi le brouhaha des hommes parce qu’elle s’exprime depuis notre condition. Aucune théorisation excessive, cet appendice de l’égo masculin, rien que la vérité : de la vérité pure, en peu de mots, il en faut peu à la vérité. Elle défend la nécessité des liens, l’interdépendance, l’enracinement. Elle fait l’éloge de la véritable grandeur, qu’elle reconnaît dans le don, la compassion, le sacrifice et non dans la gloire, l’ambition, la domination. J’y trouve la féminité telle que je la conçois : une incarnation qui nous donne une meilleure idée de la nécessité, qui ne nous autorise pas à nous croire maîtresses du monde ou du destin, et la charge des petits qui nous oblige à vivre dans l’interdépendance, à identifier la vie avec l’interdépendance.
Sa tradition philosophique met déjà en valeur les femmes : Pythagore et Platon souhaitaient instaurer la parité des sexes, les orphiques les acceptaient également à l’initiation des Mystères et tous héritaient du culte de Dionysos, où les Bacchanales laissaient toute liberté aux filles et aux femmes. Mais aucun n’a révéré la femme comme le christianisme. La Vierge Marie n’a pas l’esprit guerrier des déesses chasseresses ou vengeresses ni l’assurance des généreuses Mères Nature. Elle est présentée dans sa vulnérabilité, avant et après l’accouchement, jouant avec son enfant ou en portant le deuil, et là se trouve sa grandeur. Dieu réside dans le plus faible d’entre nous, l’enfant, et dans notre relation à la faiblesse, l’amour.
La prose de Simone Weil, implacable, du pur cristal, ne présente aucune faille. Chez elle, consentement et renoncement ne signifient pas la moindre soumission à la force, mais une adhésion si courageuse à la réalité que ses forces s’en trouvent décuplées.
En 1943, exilée à Londres, elle écrit L’Enracinement. Emportée par la tuberculose et l’épuisement, elle le laisse inachevé. C’est une déclaration non des droits mais des devoirs envers l’être humain afin de restaurer notre civilisation en ruines. Nos droits n’existent que dans la mesure où ils existent des devoirs et ces devoirs répondent aux besoins fondamentaux de l’être humain. Besoins physiques : la faim, la chaleur, l’hygiène, le logement, les vêtements, la protection contre la violence et les soins en cas de maladie. Besoins psychiques : d’ordre, de liberté, d’obéissance, de responsabilité, de sécurité, de risque, de vérité, de propriété privée et collective, etc. et surtout besoin d’enracinement. Besoin de prendre racine dans un certain milieu vivant, de se nourrir à son passé pour lui fournir un avenir, de faire partie d’une collectivité où l’individualité prenne sens, de perpétuer son savoir, sa sagesse dans nos gestes et nos œuvres. « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. »
La conquête, la colonisation amènent le déracinement, mais aussi l’argent omniprésent et une culture sans prise sur la réalité. « L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il l’emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu’il demande un effort d’attention tellement moins grand. Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre. » S’y ajoute « une culture qui s’est développée dans un milieu très restreint, séparé du monde, dans une atmosphère confinée, une culture considérablement orientée vers la technique et influencée par elle, très teintée de pragmatisme, extrêmement fragmentée par la spécialisation, tout à fait dénuée à la fois de contact avec cet univers-ci et d’ouverture vers l’autre monde ». Ainsi, « le désir d’apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social. »
« Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie. »
« Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas. »
Le déracinement qu’observait déjà Weil en 1943 s’est poursuivi et aggravé après-guerre. Nous ne sommes plus seulement déracinés de la terre, de la culture, du passé, mais du langage et même de la chair. Si elle savait qu’on trouve maintenant tout naturel de discuter d’inverser le pénis d’un garçon dont la croissance a été interrompue à 11 ans afin d’en faire un simili vagin à 17 ans, mais l’organe étant sous-développé, les tissus manquent pour l’opération et devront être empruntés à l’estomac, ce qui entraînera des complications extrêmement douloureuses. Toutefois, le défaut n’est que dans la méthode, n’est-ce pas, pas dans l’intention. Il est tout aussi naturel de débattre de la possibilité de louer l’utérus d’une femme pour y loger un bébé qui ne porte pas ses gènes et qu’elle devra donc abandonner à la naissance. S’il se trouve qu’elle développe deux embryons au lieu d’un et que les géniteurs n’en ont commandé qu’un, elle sera forcée d’avorter de l’un d’entre eux et interdite d’en porter le deuil. De même, il est tout naturel de peser calmement les avantages et les inconvénients d’être violée contre de l’argent pour échapper à la misère. Weil rappelait que la prostituée était de tous les êtres de la société le plus déraciné. Le plus scindé, dissocié, privé de prolongements dans le passé et l’avenir. Mais il paraît que de tels discours donnent une image victimaire de la prostitution. Dès qu’il s’agit de faire taire les victimes, pas de meilleur mot que celui-ci : victimaire.
Par malheur, la gauche est devenue le parti du déracinement. Le passé ne saurait être que réactionnaire. On doit rompre avec lui, faire table rase. Toute attache est une faute, portant atteinte à l’universalité ou à la liberté. Je ne crois pas à cette universalité hors sol. On n’accède à l’autre que depuis notre propre singularité. La rencontre n’a de sens qu’entre des différences, on l’élude dans une illusoire neutralité. Je crois encore moins à la liberté conçue seulement comme choix personnel, affranchissement de toute contrainte. La liberté la plus inaliénable est dans l’acceptation, l’amor fati des stoïciens, une manière d’épouser la nécessité en y participant. Elle s’accomplit dans l’engagement, le consentement, la reconnaissance de nos limites et de nos responsabilités. Combattons les lois des hommes, pas celles de la nature, et celles des hommes dans la mesure où elles enfreignent celles de la nature, qui inscrit dans la structure de nos cœurs le sens de la justice.
Plus généralement, je ne prends plus au sérieux tous ces gens qui prétendent être au premier rang de la lutte contre l’oppression et ne sont même pas à la dernière ligne de la lutte pour l’humanité. Ils procèdent à leur déconstruction idéologique et reconstruction technologique de l’être humain avec une fierté d’inventeurs, mais ils nous manipulent comme des corps morts ou des esprits programmables et manquent du respect le plus instinctif, qui est aussi le plus sacré, envers la vie. Ils rêvent parfois de penser comme un poulpe ou un iceberg, mais s’ils aimaient vraiment la nature, s’ils se souciaient vraiment de la vie, ils essayeraient de penser comme un humain.
Le postmodernisme est une culture intensive et systématique de déracinement, le pendant philosophique du néolibéralisme en économie ou du néocolonialisme en politique, courants au succès contemporain qui s’accommodent à merveille les uns des autres, tous procédant du même déracinement. Il s’approprie une pensée en la vidant de son sens et de sa portée, en la privant de toute vérité pour n’en garder que la théorisation creuse – et sa plus grande faute est d’avoir saboté la transmission de la culture entre générations. Cela donne Nietzsche sans la gaîté, Marx sans le matérialisme, Freud sans la science, Weil sans la spiritualité, le romantisme sans l’amour. Soupirs et bâillements. Le peu d’intérêt de Giorgio Agamben vient ainsi de ses emprunts à Simone Weil. Heureusement, aucun verbiage postmoderne ne saurait corrompre la pureté de celle-ci. Son esprit limpide et lapidaire reste intègre.
L’amour de l’humanité n’est pas simple. Aucun amour ne l’est. Mais il donne un fondement moral et politique inébranlable et peut devenir un cheminement spirituel, où nous découvrons que tout est relié – la beauté dévoile la vérité qui nous engage à la vertu, la science rejoint l’art en ce qu’elle étudie cette beauté-vérité du monde et une spiritualité authentique embrasse la matérialité.
« Cet univers sensible où nous sommes n’a pas d’autre réalité que la nécessité ; et la nécessité est une combinaison de relations qui s’évanouissent dès qu’elles ne sont pas soutenues par une attention élevée et pure. Cet univers autour de nous est de la pensée matériellement présente à notre chair. »

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