Comment manquer une occasion de discréditer le postmodernisme ? Chomsky m’en donne une dans un bel article, intitulé Science et rationalité, où il s’efforce de répondre aux critiques de la science, de la logique et de la rationalité, commençant par remarquer assez drôlement : « Pour ma part, s’il faut être honnête, je ne vois pas qu’il y ait ici véritablement la matière d’un débat. »
Perplexité qui est celle de toute personne équilibrée face au postmodernisme. Il faudrait donc prouver la réalité du réel, la vérité de la vérité, la beauté de la beauté, la cruauté de la cruauté ? Vraiment ? Vous ne les voyez pas, la réalité, la vérité, la beauté, la cruauté ? Si, mais alors de quoi débat-on ? De si cela existe dans votre tête, dans nos têtes, ou en dehors, entre les têtes ? Cela semble une drôle de question. La question de quelqu’un qui ne sait pas poser des questions. Un problème pour être résolu doit être bien posé. Sinon ce n’est pas qu’il est faux, c’est qu’il n’existe même pas.
Les postmodernes s’en prennent avec un acharnement particulier à l’enquête rationnelle. Il faut dire qu’elle n’est pas leur point fort. Ils ne cherchent pas à améliorer ses règles ou à contrôler ses applications techniques, mais remettent en question l’ensemble de l’entreprise, souhaitent révoquer toutes ses règles et sans doute renoncer à ses techniques (quoiqu’ils semblent attachés à leur confort). Cependant, rétorque Chomsky, si nous décidons de ne plus respecter ces règles, autant arrêter de débattre : lorsque ni la cohérence logique ni le respect des faits ne contrôlent notre discours, nous en sommes réduits aux cris ; mais si nous continuons de débattre, nous acceptons implicitement ces règles. Nous pourrions tirer la même conclusion au sujet de la vérité : toute critique de la vérité accepte implicitement la vérité comme critère, en affirmant qu’il est vrai que rien n’est vrai.
De plus, la science des postmodernes est entièrement fantasmée. Leurs critiques révèlent qu’ils n’y connaissent rien et surtout qu’ils ne l’ont jamais pratiquée. Chomsky nomme X cet inconnu qu’est la science qu’ils dénoncent et passe en revue leurs arguments contre elle, en reprenant leurs termes.
« X est “limité par des biais culturels, raciaux et de genre” et il “contribue à la production et à la reproduction de l’ordre social [avec] ses finalités politiques, sociales et économiques cachées”. “Dans les pays du Sud, la masse des gens attend depuis quatre siècles une utilisation humaine et compassionnelle de X”, lequel est “étranger au processus démocratique et au-dessus de lui”. X “est un élément constitutif du colonialisme capitaliste” ; il “ne met pas fin au racisme et ne rompt pas avec le système patriarcal”. X a servi de justification aux commissaires soviétiques pour amener les gens à “applaudir à la mise au pas, à une collectivisation meurtrière, et à bien pire” ; bien que personne n’en fasse mention, X a été utilisé dans le même but par les idéologues nazis. La domination de X “reste sans rivale”. Il a été “utilisé pour créer de nouvelles formes de contrôle aux mains des puissances politiques et économiques qui se sont imposées dans chacun des deux systèmes”. »
Ou encore : « X “revendique le monopole du savoir”. Il nie donc que je sache comment lacer mes souliers, que je sache que le ciel est noir la nuit et que se promener en forêt est agréable, ou que je connaisse les prénoms de mes enfants, ou quoi que ce soit qui les concerne, etc. Tous ces savoirs (intuitifs) sont bien au-delà de “ce qui peut être obtenu par déduction logique à partir de principes premiers fermement établis”, et même hors de portée pour l’enquête rationnelle, aujourd’hui et vrai semblablement à jamais ; c’est pourquoi les partisans de X n’y voient que “superstition, croyance et préjugés” ; ou bien, même quand X ne nie pas purement et simplement ces savoirs, il les “dénigre et les marginalise”. […] X est “arrogant” et “absolutiste”. Tout ce qui ne tombe pas “sous son hégémonie […] – la colère, le désir, le plaisir et la douleur, par exemple – devient l’objet d’une action disciplinaire”. Les différentes sortes de X sont présentées comme “des sortilèges pour nous tirer d’affaire dans un monde obscur et complexe” en nous procurant “un lieu de repos” qui nous offre une manière sûre “de « connaître » le monde et la place que nous y occupons”. Celui qui pratique X “écarte tout sentiment pour recréer l’Autre comme un objet de manipulation”, une procédure “facilitée par le fait que tout ce qui est subjectif est décrit comme non-pertinent ou comme non-X”. “Sentir, c’est être anti-X.” »
Il est très méchant ce X ; et ceux qui le combattent doivent être bien gentils.
Les premières propriétés de la science énumérées par les postmodernes menacent toute entreprise humaine et peuvent aussi bien qualifier les arts, les humanités et la culture en général, jusqu’au discours et au langage. Dans le premier paragraphe, X peut être remplacé par n’importe laquelle de ces disciplines et de ces productions. Toutes reflètent les rapports de force de la société, que l’on déplore à juste titre, mais qui ne seront pas abolis par le renoncement à la science ou au reste. Le pouvoir en place s’approprie les potentialités et les puissances humaines, mais celles-ci ne sont pas pour autant, intrinsèquement, des instruments de pouvoir. Il est simplement plus facile de dénoncer la science, institution fragile par l’exigence et la précarité extrêmes de ses acteurs, que le pouvoir qui s’en sert selon son bon vouloir.
Les secondes propriétés prêtent à sourire : non seulement elles ne correspondent pas à la science, mais elles décrivent précisément son contraire, ce que la science écarte systématiquement par sa méthode empirique, autocritique et antidogmatique. La science vit d’expérimentations et de remises en question et meurt sous l’autorité et la censure. Elle procède autant et parfois plus par induction à partir des faits, donc par une forme d’intuition et d’imagination, que par déduction à partir de principes abstraits.
En fait, ces critiques confondent qui pratique la science et qui la reçoit. Nous croyons aux résultats de la science, en leur accordant notre confiance ou en nous soumettant à leur autorité, mais les scientifiques n’y croient pas, ils les élaborent par un processus rigoureux et reproductible, que nous pouvons reprendre si nous avons les connaissances nécessaires. Il arrive que des scientifiques se montrent arrogants, en prétendant que leur expertise les qualifie hors de leur champ d’études, comme si leur formation était une sanctification, l’assurance non seulement d’être du côté de la raison, mais d’avoir raison sur tout. Mais la plupart du temps, ils ont conscience au contraire des limites de leur savoir et de ses usages et se montrent bien plus modestes et circonspects que les autres penseurs, habitués qu’ils sont à la discipline de leur méthode.
On leur reproche ici, comme souvent, leur esprit borné, leur vision étriquée, alors que la science se démarque par son ouverture d’esprit, sa collaboration collective, son exploration infatigable, ses questionnements sans fin. Le postmodernisme favorise au contraire l’imposture, la crédulité et la revendication individuelle, comme l’ont prouvé les affaires Sokal et Sokal au carré. Il invite à inventer des vérités, ce qui est bien plus facile que de les trouver, et nous fait régresser à un état de confusion infantile où nous ne saurions plus distinguer la fiction de la réalité.
« Je devrais regarder la “vérité” non pas comme une “essence” mais comme une “heuristique sociale” qui “repose sur une confiance intersubjective et sur notre capacité à raconter des histoires par le moyen de récits ou par le moyen de nombres et de signes”. Je devrais reconnaître que “l’entreprise scientifique relève aussi du monde des histoires et des mythes”, et qu’elle n’est ni meilleure ni pire que les autres “histoires et mythes” ; il se trouve que la physique moderne “reçoit davantage de subventions et maîtrise mieux les techniques de public relation” que l’astrologie ; mais, pour le reste, elles sont à égalité. Voilà une suggestion qui devrait résoudre tous mes problèmes : si je pouvais simplement raconter des histoires sur les questions dans lesquelles je me débats depuis des décennies, j’aurais la vie beaucoup plus facile. Comme l’a écrit un jour Bertrand Russell dans une situation similaire, c’est une proposition “qui a tous les avantages du vol sur l’honnête labeur”. »
Enfin, toutes ces critiques de la science, qu’elles en aient conscience ou non et malgré leurs prétendues bonnes intentions, servent à maintenir dans l’asservissement et l’aveuglement.
« Il est particulièrement frappant que ces tendances autodestructrices apparaissent à une époque où l’immense majorité de la population juge le système économique “fondamentalement injuste” et veut le changer. […] De manière générale, il existe une base populaire pour affronter les problèmes humains qui font partie depuis longtemps du “projet des Lumières”. Un des éléments qui y fait défaut est la participation des intellectuels de gauche. Si estimables que puissent en être les motifs, [leur] abandon de ce projet est le signe, à mon avis, d’une nouvelle victoire de la culture du pouvoir et des privilèges, et il y contribue. […] Aucune alternative cohérente n’est suggérée ; la raison, sans doute, est qu’il n’en existe pas. Ce qui est proposé, c’est un chemin qui mène directement et rapidement les gens qui ont besoin d’aide – c’est-à-dire tout un chacun – au désastre. »
Cependant, Chomsky reconnaît que la science exclut le sujet et que sa validité dépend de cette exclusion, garante de son objectivité. Ainsi, la science peut amener à décentrer l’humain au point de déshumaniser le savoir et la vie. Je pense que la question du postmodernisme, formulée de manière maladroite, obscurantiste et parfois ridicule, est celle de l’humanisme : comment préserver notre humanité, alors que la science nous confère des pouvoirs dont nous ne sommes pas capables d’assumer les responsabilités, ou quand elle formule la vie de manière si désincarnée et universelle que notre voix s’éteint ? Toutes ces critiques de la science laissent entendre une sorte de dépit : elle contrarie la culture du ressenti et du narcissisme qui prospère aujourd’hui. Mais elles expriment aussi une détresse : comment s’autoriser la moindre parole sans être sûr de rien ? Comment exister en étant ainsi marginalisé de l’existence ? Quelle place accorder à la croyance, la fiction, l’art ou la passion quand seul semble permis le rappel du réel ?
À titre personnel, je ne suis pas convaincue par cette opposition entre la science et le sujet. La science confirme souvent mes intuitions, elle complète un sens que ma perception, ou mon expérience, amorçaient, mais laissaient inachevé, et quand elle est contre-intuitive, elle attire d’autant plus ma curiosité – soi, c’est étroit et il est plaisant d’en sortir. Ses découvertes m’émerveillent et je ne vois de meilleur sens à la vie que l’émerveillement. J’éprouve enfin, et je sais ne pas être la seule, un certain soulagement à ne pas être le centre. J’aime la discrétion à laquelle la science nous oblige et les armes qu’elle me fournit contre l’oppression et l’emprise, encore cette année, contre une idéologie délétère. Son savoir m’a toujours affranchie, jamais aliénée. Elle me ramène à notre nature, l’inné, ce qui résiste à l’humain dans l’humain, ce qui n’est pas malléable par la société, ce fond que nous avons en commun avec le reste de la nature et qui constitue peut-être le cœur de notre humanité. Jung m’a aussi permis d’articuler vérités subjective et objective, réalités intérieure et extérieure, sans renoncer à l’une ou l’autre, et donc de ne pas percevoir comme une violence les vérités (objectives et extérieures) de la science. Et si opposition il y a entre science et sujet, l’université est le lieu de la science et non du sujet, elle devrait produire du savoir et non de la croyance et de la fiction.
Je doute que le postmodernisme soit un humanisme. Il accorde trop de place à l’humain, il lui donne en fait toute la place et flatte son hybris jusqu’à la férocité et au ravage. Il faudrait trouver un juste milieu entre le décentrement de la science et son égocentrisme. En France, on le confond souvent avec la psychanalyse, à cause de l’importance qu’ont eue Lacan et son école. Mais la psychanalyse n’est pas forcément postmoderne. Tous les psychanalystes ne sont pas lacaniens et, connaissant Freud, je pense qu’il aurait adopté le parti de la science contre le postmodernisme et ne se serait pas reconnu dans Lacan. Il était et se voulait un homme de science, qui a commis des erreurs, mais les aurait admises, je pense, à l’épreuve des faits. Ainsi, la psychanalyse n’est pas forcément antiscientifique. Certains praticiens s’intéressent à la neurologie et celle-ci peut confirmer, ou invalider, les théories des diverses écoles, y compris celles des comportementalistes, qui se veulent plus scientifiques que les autres. Les sciences de la psyché, comme celle de la société, sont encore à leurs débuts et doivent se débarrasser de bien des mythologies. Comme elles portent sur le sujet, le risque de manquer d’objectivité et donc d’exactitude dans son étude ou à l’inverse d’objectiver le sujet au point d’oublier son humanité est ici le plus grand.
Ces débats nous obligent à un choix impossible : expliquer l’humain, définir l’humanité par la nature ou par la culture. Je me refuse à choisir, d’autant que l’alternative présuppose que la culture s’instaurerait par une rupture radicale avec la nature, ce dont je doute. Le tout culturel du postmodernisme ne mène nulle part, comme le tout naturel du scientisme et l’humanité comprise en favorisant l’un ou l’autre terme et en postulant leur contradiction ne sera pas comprise. La connaissance qui prend ainsi la forme d’une lutte entre factions a aussi peu de chances d’être assez dépassionnée pour découvrir la vérité.
Pour résumer, la science n’est pas tout, mais je ne lui ai jamais demandé de l’être et elle n’a jamais réclamé de tels droits sur moi. Elle n’est que la meilleure manière d’atteindre la réalité et d’en rendre compte, une manière qui ne manque pas par ailleurs de grâce et d’élégance. Elle ne donne pas toutes les réponses, mais elle en donne qui sont réelles. Et il serait temps d’imaginer un humanisme qui ne soit ni scientiste ni postmoderne.

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