Il y a quelque temps, Ellen Page a annoncé être un homme. Elle a choisi des pronoms masculins et le nom d’Elliot. Jamais autant de publicité ne lui a été accordée : la voici en couverture de Times et en interview avec Oprah Winfrey. Pâle, émaciée, hésitante, les mains tremblantes, les larmes débordantes. Mais ce sont des larmes de joie, précise-t-elle. Il est vrai qu’on pourrait en douter. Elle ne rayonne pas de l’accomplissement qu’elle déclare. À l’annonce de sa transition succède peu après celle de son divorce : elle a pris la décision de changer de genre dans la solitude, dit-elle, sans doute après la séparation d’avec sa femme l’été dernier. Son homosexualité l’avait exposée à l’humiliation dans l’enfance et ensuite dans le milieu du cinéma. Lorsqu’elle l’a révélée il y a quelques années, elle n’a pas reçu les applaudissements que lui attire aujourd’hui sa transidentité.
Page illustre la position délicate où nous place le transgenrisme. Évidemment, en la regardant, en l’écoutant, je n’éprouve que de la compassion pour sa détresse, mais je doute qu’elle l’ait résolue et je ne crois pas un mot de son discours, qui répète terme à terme la doxa transactiviste, sans rien de personnel : je suis vraiment moi, je me suis trouvé, on tue des enfants en les empêchant de faire du sport, ou en leur interdisant l’accès aux bloqueurs de puberté, les gens ne veulent pas que nous existions, etc.
Quand elle expose les raisons de sa décision, elle raconte qu’elle ne pouvait pas supporter les talons et les robes qu’elle devait porter lors des cérémonies, que cet accoutrement provoquait chez elle une vraie crise de panique. Maintenant, la voici, les cheveux courts, assise à la garçonne, la cheville posée sur le genou. Autrement dit, au lieu d’affranchir toutes les femmes, elle décide de ne plus être une femme et s’affranchit ainsi toute seule de notre condition. Si je doute de son bonheur, je crois à son soulagement : elle s’est libérée de la misogynie et de l’homophobie en devenant, en apparence, un homme hétérosexuel – et comme elle devait en souffrir pour en venir à cette extrémité. Mais à toutes les autres actrices, on demande encore de porter robe et talons, à toutes les autres femmes, de croiser sagement les jambes et dérouler leurs cheveux, et à toutes les lesbiennes de disparaître de l’espace public. Devraient-elles toutes devenir des hommes pour être libres de se montrer et d’agir à leur guise ? Est-ce l’avenir qu’on prépare à nos filles ?
Il est de nouveau évident que le transgenrisme renforce les normes genrées qu’il prétendait transgresser : pourquoi se couper les cheveux pour être un garçon ? On ne peut pas avoir les cheveux courts et être une femme ? Ou avoir les cheveux longs et être un garçon ? Ce que Page décrit comme l’être-homme se réduit à ses habits, son rôle, son attitude ; et, en effet, comment pourrait-elle savoir ce que signifie être un homme ? Une femme ne le sait pas plus que l’humain ne sait ce que signifie être oiseau. Ce sentiment est indéfinissable parce qu’inaccessible. La revendication d’identité nie ici l’altérité, la différence qui la fonde.
Que le genre soit inné ou acquis, fait de nature ou de culture, dérivé du sexe ou imposé à lui, il ne change pas notre sexe. Notre degré de féminité et de virilité, dont la définition courante se réduit au stéréotype, ne nous rend pas plus ou moins hommes et femmes. Nous sommes radicalement l’un ou l’autre – sauf anomalies rares et qui n’ont rien à voir avec la transidentité. Le dimorphisme sexuel caractérise notre espèce, comme le fait d’être mammifères, vertébrés ou tout simplement mortels. C’est la vie, que cela nous plaise ou non. Beaucoup préféreraient ne jamais mourir, mais, voilà, ils meurent quand même. C’est cruel, mais c’est ainsi et l’on ne raconte pas aux enfants qu’ils seront immortels s’ils le désirent assez fort.
Notre époque, qui fait si volontiers la leçon aux temps passés, restera dans l’histoire pour avoir douté de la différence des sexes et même de leur nombre. Ce serait drôle si ce n’était si triste. Comme il faut que notre société soit encore rétrograde pour croire à la fable transgenriste : que le genre décide du sexe, que la féminité fait la femme.
Les troubles alimentaires accompagnent souvent la dysphorie de genre et lui ressemblent sur bien des points : dysmorphophobie, contagion psychique, notamment chez les adolescentes, promotion par les médias. Si une anorexique dit qu’elle est grosse, personne ne la croit, mais tout le monde veut bien croire qu’elle le croie. De même dans le cas de la dysphorie de Page. Je veux bien croire qu’elle se croie homme, mais je ne crois pas qu’elle le soit. Si je m’adressais à elle, j’adopterais les pronoms et le nom qu’elle souhaite, par politesse et empathie, mais ici je choisis de parler vrai, parce que ces discours délirants ravagent bien plus de vies qu’ils n’en préservent.
Je n’écoute pas que Page, j’entends aussi les détransitionneuses qui pleurent leur voix, leurs cheveux, leur poitrine, les femmes angoissées ou agressées dans les refuges et les prisons devenus mixtes, les transactivistes qui harcèlent les féministes, sans hésiter à les frapper. Ma compassion a changé de camp. On pourrait même dire que si l’oppression se limite à porter une robe et des talons pour une cérémonie de remise de prix, elle reste bien légère. Il ne manque pas de féministes pour pointer la situation extrêmement privilégiée de ceux qui considèrent le mégenrage comme un crime contre l’humanité. Que connaissent-ils de la véritable violence ? Il ne me plaît pas d’évaluer les souffrances, de décider laquelle mérite plus ou moins de reconnaissance, mais il faut en effet cesser de présenter les trans comme les victimes par excellence.
Si je ne crois pas que Page soit un homme, je ne lui reproche pas de vivre en tant que tel, je comprends même trop bien pourquoi elle a fait ce choix et j’espère sincèrement qu’elle y trouvera la paix. Cependant, elle a une incidence sur des milliers de jeunes filles, en répétant la fable transgenriste, en la promouvant et la glamourisant par son écho médiatique ; et de nombreux trans, critiques de la mode actuelle, mettent en garde contre cet imaginaire : la transition n’a rien à voir avec cette histoire de conte de fées et s’ils avaient pu vivre sans, ils l’auraient fait.
Je propose de mettre un terme à cette passion pour le genre. Les troubles alimentaires se guérissent de tant de manières, mais d’abord en oubliant les calories et les kilos, en arrêtant de s’évaluer par leur intermédiaire. De même, il est temps, pour le bien de tous, de ne plus penser au genre à tout propos, au degré de féminin ou de masculin de notre carrure ou de nos traits, de nos goûts ou de notre comportement. Tous nos faits et gestes ne doivent pas être genrés et notre identité n’a pas à être décrétée. Il se trouve qu’on n’en décide pas. Nous sommes soulagés de cette tâche et pouvons vivre sans devoir remplir et cocher des cases.
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