Qu’avons-nous en commun avec nos contemporains ?
Plus j’étais jeune, plus j’étais inactuelle. Enfant, j’appartenais à un autre millénaire où ne régnait que le rêve, adolescente à un autre siècle aux exigences démesurées d’absolu et de pureté, à vingt ans j’atteignais le vingtième siècle. Avec le temps, je rejoins presque l’année en cours, que j’oublie cependant aussi fréquemment que mon âge.
Le décalage vient sans doute de ce que notre époque répond si peu à mes aspirations, mais aussi de ma timidité et de mon introspection qui me tiennent à l’écart de gens, si ce n’est ceux aussi étrangers que moi aux coutumes du temps, et il s’explique encore par mon éducation.
Une mère historienne (« hommes de l’avenir, souvenez-vous de moi ») qui me donna des noms désuets, des vêtements d’autrefois et m’avertit dès que je commençai à lire : rien ne vaut la peine au-delà de Proust et Céline – je ne dépassai pas avant longtemps la limite prescrite ; un père nostalgique qui préférait l’éclairage à la bougie, les robinets sans mélangeur d’eau, les doubles fenêtres aux doubles vitrages et condamnait tout objet ou produit industriel, sans la marque de la main de l’homme. Des parents pour qui tout était mieux avant, par le passé, chez les morts. Après les années 1950 ne venait que la décadence – peut-être même commençait-elle avant. Une amie en visite commenta notre appartement : « on dirait un musée, il ne manque que la cordelette » ; et l’on m’a souvent comparée aux portraits anciens.
L’ancien temps a son charme. Mon enfance a quelque chose de hanté, d’enchanté qui doit venir de tous ces spectres que je bousculais rien qu’en respirant, au risque d’en avaler un ou deux. Du passé, j’ai oublié le poids, cette poussière imputrescible qui éteint le regard, et retenu l’épaisseur, la mémoire de tous les souffles qui se perpétuent dans le mien.
Mais j’aime notre époque parce que c’est celle des vivants. Aussi décevants qu’ils soient, ils méritent plus d’attention que les morts. Nous avons un devoir envers la vie, celle de la préserver de sa propre violence, par un amour synonyme de patience.
J’aime notre époque parce que je l’ai célébrée par ma naissance, elle signifie le monde tel qu’il m’a accueillie et j’en ai assez de la voir méprisée pour sa médiocrité par ceux qui n’ont pas la curiosité de découvrir ses trésors cachés – cachés mais pas si rares.
J’aime notre époque, enfin, parce que c’est une aventure, notre aventure. Elle est la seule dont j’ignore l’issue. Il faut de l’humilité pour se mêler à son temps, de l’endurance pour se mesurer à lui. Surtout quand notre fraternité va aux morts, quand ce sont eux qui par leurs œuvres et leurs découvertes nous donnent le plus de vie.
La critique de ses contemporains ne mène jamais loin. Souvent elle fustige la sottise, mais fait-elle preuve d’intelligence ? Si la bêtise blesse, la pensée devrait soigner. Le désenchantement, auquel je n’échappe pas, me donne une impression de lâcheté. Il ne faudrait dénoncer un mal que dans l’idée d’apporter un mieux, sinon nous encourageons le nihilisme, la destruction de tout pour rien.
En même temps, notre époque rend l’indulgence difficile, elle nous informe de toutes les sottises en cours en un rien de temps et les multiplie d’autant. On ne peut, comme autrefois, constituer des cercles clos où croître à la lumière de rencontres choisies : nous voici entrecroisés avec tous les autres cercles ; et la relativité des valeurs abolit toute valeur. Bref, le souci de notre époque, c’est qu’elle nous tient trop au courant d’elle-même. On manque d’inactualité.
À quelle génération appartient-elle ? Qui la façonne, jeunes ou vieux ? Chacun en fait reproche à l’autre. Les savants nous préviennent qu’elle risque d’être la dernière. L’histoire humaine va bientôt s’achever dans les bouleversements irréversibles qu’elle a infligés. Une époque sans avenir peut-elle encore se vivre ? L’espérance se fait rare.
Viens, Péguy, toi qui tiens par la main la plus petite, la plus précieuse des vertus.
Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
(…)
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
Avec ses petits sapins en bois d’Allemagne couverts de givre peint.
Et avec son bœuf et son âne en bois d’Allemagne.
Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne
mangent pas.
Puisqu’elles sont en bois.
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les
mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les
mondes révolus.
(…)
C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.
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