L’un des plus grands dangers, en écrivant, c’est l’esprit de sérieux, qui n’est pas la gravité vraie. Celle-ci porte à la gaîté, comme toucher les profondeurs ramène à la surface. L’esprit de sérieux part sans doute d’un bon sentiment, d’une volonté de bien faire, mais il a quelque chose de borné, d’obtus, de convaincu de son but et de son bon droit, tandis que la gravité ouvre de telles perspectives qu’aucune affirmation n’est définitive, elle pulvérise tout bon sentiment en révélant sa réversibilité et son ambivalence et confronte à un infini où toute tâche ne peut qu’être inachevée.
On peut prendre bien des choses au sérieux, à commencer par soi-même. C’est extrêmement encombrant, on en viendra à trébucher tout le temps. Disons que nous avons franchi cet obstacle. On peut aussi prendre au sérieux une certaine idée de la littérature, qu’illustrent certains procédés. Tout écrivain a une mythologie de la littérature qui lui permet d’écrire, une théorie imaginaire de ce qu’elle est et fait. Elle n’a pas à être confirmée ou invalidée par le discours universitaire, la postérité à venir ou les critiques du temps, ni à se retrouver objet de thèses et d’antithèses dans les dissertations des lycéens, puisqu’elle tient de la croyance poétique et non de l’argumentation logique. De la croyance, mais non de l’illusion : elle crée ce en quoi elle croit, l’imaginaire ici est la condition du réel.
Cette mythologie qui établit le sens et la portée de la littérature pour chaque écrivain se réalise par des procédés choisis : un genre en particulier, un style blanc ou bariolé, minimaliste ou tarabiscoté, des personnages avec ou sans psychologie/nom/discours direct, etc. ; et ces procédés seront défendus comme les meilleurs, voire les seuls à considérer vu l’état de la littérature au jour de l’écriture.
De nouveau, rien de mal à cela. Il serait presque oiseux d’en débattre tant il est question de croyance et non de vérité. La mythologie se donne les moyens d’incarner ce en quoi elle croit – à moins que la mythologie ne s’élabore à la suite de ces moyens, nés instinctivement, pour les justifier après coup, c’est fort possible. Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais prendre trop au sérieux ni la mythologie ni ses procédés. Y croire certes, mais sans fanatisme, ne pas y résumer toute la littérature, ne pas s’interdire d’en sortir, d’aller voir ailleurs, garder avec eux un certain jeu, une capacité à s’en distancier et à les transgresser.
L’OuLiPo et ses contraintes, le surréalisme et son automatisme, les lyriques et les antilyriques, les métaphysiciens et les désublimateurs, les amoureux ou les pourfendeurs de l’adverbe et de l’adjectif, les adeptes du hasard ou au contraire de la nécessité intérieure, le récit déconstruit jusqu’à l’os ou réinvesti de ses sources mythiques, la création prenant pour modèles les rouages de la machine ou la croissance du végétal, les modalités musicales ou la plasticité de non-figuratif : dans tous ces cas, et il y en a bien d’autres, ceux qui se distinguent n’ont pas pris trop au sérieux leur propre école, ils s’y sont engouffrés avec la brusquerie d’une soudaine inspiration, ont dévalisé ses trésors en voleurs perspicaces ne pensant qu’à leur propre survie et ne sont pas restés là, enfermés, à faire système et recruter disciples.
Paradoxalement, les procédés qui se veulent les plus libératoires deviennent vite les plus coercitifs, l’avant-garde tourne presque aussitôt à l’académisme, à cause de sa tendance doctrinaire, et ses professeurs font ses moins bons poètes. Quant aux différentes écoles, vous aurez compris mes affinités en me lisant ici et là. Ce qui compte, cependant, le seul critère valable d’évaluation d’une mythologie et de ses procédés, c’est son résultat, l’œuvre finale ; et j’apprécie quantité de styles et de genres différents.
J’en viens donc à la lecture. Le danger de l’esprit de sérieux existe tout autant pour le lecteur, en particulier pour ce lecteur éclairé qu’est le critique. Il ne doit surtout pas adhérer à l’une de ces mythologies, au moins en tant que lecteur – s’il écrit d’autre part, libre à lui d’en choisir une. Je remarque d’ailleurs que je suis une mauvaise lectrice lorsque j’écris : je ne supporte que certains livres (pas plus d’un ou deux), tous les autres me semblent indigestes, inassimilables, comme une femme enceinte au goût particulièrement sélectif et injuste.
Le critique, non seulement ne doit pas y croire, mais ne pas croire non plus que l’écrivain y croit trop à son tour, que son écriture est la simple illustration de sa mythologie, la seule application de ses procédés. Mythologie et procédés n’étant que des voies vers autre chose, et il faut des voies, forcément, mais l’essentiel, c’est autre chose, quant à dire quoi…
Le danger du sérieux pour le critique se situe dans l’autorité de ses décrets, l’absolutisme de son jugement, la distinction qu’il s’octroie. Mon modèle en la matière reste l’enfant dans le conte des habits de l’empereur. Vous vous rappelez sans doute. Un tailleur vient proposer à l’empereur un habit splendide, mais il précise : les sots ne le verront pas. Justement, l’empereur ne voit goutte, mais il préfère se taire. Il porte donc l’habit, en vérité rien du tout, et chacun surenchérit dans la louange pour paraître plus intelligent que le voisin. L’empereur parade devant sa cour, puis son peuple. Personne n’ose dire qu’il ne voit pas l’habit pour ne pas passer pour sot, jusqu’à ce qu’un enfant le montre du doigt, en demandant à sa mère pourquoi le roi est nu.
C’est mon modèle de jugement juste. Je lis depuis toujours ; et pourtant, adulte, je me suis laissé intimider par les critiques, étonnée de ce que tous autour de moi semblaient estimer et considérer comme valable, louable, voire incomparable. J’ai écouté leurs discours et douté de mes critères. Mais soyons francs : ce que j’aime ne nécessite aucune démonstration pour me plaire, la vérité se dispense d’arguments, la grâce est sans pourquoi. À l’inverse, ce qu’ils aiment, ils tentent de m’en convaincre à force de superlatifs qui confinent à l’absurde, mais rien ne fait céder mon indifférence. « Bouleversant, merveilleux, révolutionnaire, brillant, disent-ils. » Je regarde le texte en question : c’est comme si quelqu’un me disait: « regarde Yggdrasil, l’arbre des origines reliant la terre au ciel », et je ne vois qu’un misérable moucheron.
J’ai donc décidé de recouvrir mon bon sens, de retrouver mon regard d’enfant. C’est dans la littérature pour enfants qu’il y a le moins d’imposture. Comme avec les aliments. On ne peut pas leur faire aimer ce qu’ils n’aiment pas. L’enfance et sa facilité à inventer et subvertir, qui croit au merveilleux, mais jamais aux idoles, que nous avons tous en nous, disponible, en attente, avec sa créativité rieuse, c’est elle la meilleure manière de démasquer l’imposture du sérieux, que ce soit en lisant ou en écrivant. Bien sûr, il ne s’agit pas de retrouver ses goûts d’enfant, ou d’adolescent, mais de recouvrer leur sûreté et leur sincérité.
Mon éloge de l’innocence n’est pas celui de l’ignorance ; et l’une des critiques que j’adresserais à bien des critiques, c’est justement leur inculture. Pourtant, je ne suis pas très cultivée, alors si la leur me scandalise, elle doit être bien grave. Je lisais l’autre jour, dans une critique de poésie faisant l’éloge d’une destruction antilyrique du langage (certes, ce n’est pas ma tasse de thé, mais toutes les saveurs ont bien le droit d’exister), je lisais donc : « nous avons dépassé le stade de la gentille poésie romantique qui plaira aux puissants ». Déjà, pourquoi prendre position pour ou contre le romantisme ? Comme je l’ai dit, le critique devrait avoir plus de clairvoyance et de hauteur de vue, d’autant que le terme est si vague. Ensuite, c’est complètement faux.
Depuis quand le romantisme est-il gentil ? Le romantisme, s’il fallait le résumer en une formule, est la confrontation au terrible : l’amour, la mort, la nature, la démesure. Et depuis quand le romantisme plaît-il aux puissants ? Aucune poésie n’a plus aimé le peuple, qui le lui a bien rendu, et ce encore aujourd’hui. L’intérêt du romantisme pour la culture populaire peut d’ailleurs être critiqué, il a eu tendance à la folkloriser, mais il fut authentique et rigoureux.
Cette remarque est typique d’un pseudo-intellectualisme : nous savons ce que le peuple doit aimer, nous devons former son goût stupide et immature pour le beau, ce qui me rappelle un prof d’histoire de l’art qui riait avec mépris de la ménagère qui admire Monet – et alors ? Je devrais ne pas aimer les impressionnistes parce que tout le monde les aime ?
Le goût du peuple dérange, cela dérange de le partager, il est par définition le mauvais goût, le goût vulgaire, mais cela dérange aussi de le mépriser, parce qu’on ne veut pas passer pour élitiste, on en arrive alors à ces contorsions : faire passer notre élitisme pour la défense du peuple. Oui, le romantisme, entendu comme le goût pour la beauté, l’émotion et le rêve, sera toujours un goût commun, le goût du commun, parce qu’il répond à notre appétence première pour l’art et la littérature. Et que le critique se rassure, les puissants ne s’intéressent pas le moins du monde à la poésie, mais qu’un critique se soucie du goût des puissants, d’une poésie qui puisse ou non leur plaire, cela me paraît plutôt inquiétant quant au destin de la poésie. On dit qu’Emmanuel Macron apprécie Pierre Michon et Paul Ricœur – et alors ? En quoi cela impacte-t-il ma lecture de ces auteurs ? En rien. Ne donnons pas plus de puissance aux puissants qu’ils n’en ont déjà.
Je voudrais aussi revenir à cette soi-disant révolution de la langue dont parle le critique, qui passe notamment par une déconstruction de la syntaxe. Je ne peux retenir un bâillement. C’est la révolution permanente, celle-là. Je la vois partout. L’asyntaxie est devenue, de brute et rock n’ roll, une sorte de préciosité de salon, de code entre initiés. Au début, je n’avais rien contre, au contraire. Enchantée par la fluidité, la souplesse sans accrocs de la langue, par l’entrain qu’elle transmet à mon corps et l’allégresse qu’elle dicte à mon âme, j’ai trouvé très intéressant d’apprendre le trébuchement, d’explorer les possibilités de l’accident, de m’essayer à la dysharmonie. J’aime aussi ce qui ne me ressemble pas. Mon goût s’enrichit de ce qui lui déplaît. Mais, de plus en plus souvent, cette asyntaxie devient systématique, caricaturale, creuse. Il ne suffit pas que la syntaxe soit malmenée pour qu’il y ait poésie, comme il ne suffit pas d’une métaphore ou d’une rime. La poésie excède tout procédé stylistique et quand celui-ci se réduit à un procédé, elle s’en absente tout simplement. J’ai l’impression de débiter des banalités, mais apparemment il faut les rappeler.
Je m’arrête également à cette idée de stade dépassé, cette historisation de l’art et de la littérature, qui les vide de leur sens : alors, il n’y aurait que l’art qui m’est contemporain qui pourrait m’interpeler ? Tout le reste serait dépassé, périmé ? Je préfère la belle idée (de Valéry ? je ne sais plus) des procédés littéraires disposés en tableau périodique des éléments qui permettraient d’infinies combinaisons, ce qui invite à davantage d’inventivité que la perpétuelle révolution du vide par le vide des brasseurs de grands mots. D’ailleurs, je m’interroge sur la portée révolutionnaire de l’entreprise asyntaxique. Supprimer les pronoms reviendrait à faire sauter des ponts et travestir un nom en verbe à monter des barricades. Ils y croient vraiment ? En attendant, c’est la phrase de Hugo qui s’affiche dans les manifestations : « Ce gouvernement, je le caractérise d’un mot : la police partout, la justice nulle part. » Les luttes ont besoin de lyrisme, dans la catastrophe on cherche les ruines de l’harmonie ; et le goût pour le chaos vient parfois d’un confort bien bourgeois. Je crois que je vais m’arrêter là, je pense m’être fait assez d’ennemis comme ça.
Ces considérations sur la lecture et l’écriture amènent naturellement à se demander comment être son propre critique, comment exercer son jugement sur soi-même. Je dirais, de nouveau : n’y mettons pas trop de sérieux. Rappelons-nous la joie qu’est l’écriture et ne l’altérons pas (il paraît que certains écrivent sans joie, ce qui reste assez obscur pour moi). Pour que l’enfance s’épanouisse, il n’y a qu’un mot : la bienveillance, qui peut faire bon ménage, quoi qu’on en dise, avec l’exigence. Il ne faut pas décréter que tel texte est nul (et que, par suite, on est nul), mais se demander pourquoi ça ne marche pas, comment ça marcherait, essayer, trouver, rater, rater mieux, réussir et procéder ainsi le plus souvent possible, en évitant de s’attarder sur un texte qui n’avance pas ou qui à l’inverse devient trop achevé. Le jugement doit porter sur les moyens, les manières (comment faire), non sur l’essence (ce que nous sommes) ; mais dans ce travail du texte, rien ne sert de s’obstiner, au risque de devenir laborieux, ce qui ne donne jamais rien de bon. Il faut garder dans le langage la part de jeu, compter avec la grâce de l’instant, aller prendre l’air, se laisser traverser, ajouter un brin de légèreté.
Je ne cesse de dire « il faut » et « on doit », mais ce sont ici des notes pour moi-même, autant, si ce n’est plus que pour vous, des remarques que je préfère transcrire pour ne pas répéter les mêmes erreurs, les mêmes errances.
Et que faire des jugements qu’on reçoit ? Cela dépend de qui les profère. Les vrais lecteurs sont rares et plutôt taciturnes. Mais si vous en trouvez, ils seront les hôtes généreux d’une nuit, ou de fidèles compagnons de route, en tout cas votre boussole dans la tourmente, votre étoile dans la quête. Il faut en même temps s’assurer assez de son propre jugement, par des lectures, toujours plus de lectures, pour savoir dans quelle mesure l’avis des autres est avisé, où il se situe, d’où il juge. Quant au reste, plaire est plaisant, mais la vie est trop courte pour fréquenter la foire aux vanités et le marché de la mode. Poursuis ta clarté.
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