Ayant fini L’art de la joie.
Sa force, c’est ce qui reste. À la fin, Modesta célèbre sa personne à outrance, rapportant sans cesse les compliments qu’elle reçoit, combien elle est admirée et aimée. Le récit de sa vie devient une défense et une illustration de son caractère. Tendance qui pourrait irriter, mais qui m’amuse plutôt et me dépayse – ce genre d’autocélébration n’arrive jamais dans ma propre conscience. De là vient sa force, de cet amour de soi que rien n’entame, ni l’empathie et ses hémorragies, ni la culpabilité qui fracture l’ossature de l’assurance. C’est là notre principale différence. Non dans l’art de la joie, que je crois pratiquer à ma manière, cette décision d’aller tête baissée contre le malheur, de le fracasser aux cornes de la volonté d’être heureuse, cette façon de faire joie de tout bois, plaisir de la moindre brindille, même au plus sombre, surtout au plus sombre – son séjour en prison en est la plus belle illustration – et ces averses d’allégresse, à l’improviste, sur les terres sèches du quotidien qui font reverdir ce que notre vie a de plus vif. Notre différence est ailleurs, entre sa force et ma faiblesse, et s’explique par ces deux raisons que je mentionnais, l’empathie et la culpabilité dont elle manque cruellement ; et elle est en effet cruelle, juste le plus souvent, mais dure.
L’empathie me permet avec une justesse qui me surprend moi-même de ressentir par des sens que je ne saurais nommer ce que ressentent les autres, et donc de les entendre, les comprendre, d’y être au plus haut point attentive, non par devoir, mais par disposition. Souvent excessive, elle m’empêche de me distinguer des autres et donc d’interagir réellement avec eux, non pas de les connaître mais de me connaître ou de me faire connaître ; et je dois l’émousser pour parvenir à vivre parmi les autres sans être aliénée à moi-même. Modesta, à l’inverse, donne souvent l’impression de ne pas connaître les gens qui traversent sa vie, ni de vouloir les connaître, ce qui reviendrait d’après elle à empiéter sur leur intériorité, à entraver leur liberté. Elle n’hésite pas cependant à intervenir dans leurs intrigues, à bousculer leurs routines, tandis qu’elle reste égale à elle-même, une identité aussi solide et circonscrite que son île, lucide malgré tout, capable de changer si besoin, d’agir sur elle-même aussi bien que sur les autres, mais sans se reprocher ses manquements ni ses défauts.
Car elle ignore toute culpabilité, et c’est sans doute le plus étonnant dans ce livre. Le mal qu’elle commet ne lui pèse pas. Et moi qui, d’aussi loin que je me souvienne, vis avec une intense et insensée culpabilité d’exister et le désir de disparaître et de détruire qui l’accompagne et me tourmente au moindre mal infligé, mineur mais gravissime parce qu’irréversible, je suis frappée par cet affranchissement des chaînes de la faute, qu’elle n’a pas eu à briser en vérité, auxquelles elle ne s’est simplement jamais soumise. Qu’apporte la culpabilité ? Nous rend-elle meilleurs ? J’en doute. Elle parasite les pensées, paralyse les gestes, condamne sans appel. Auprès de Modesta, je m’en défais d’une simple mue, laissant tomber autour de moi ses écailles qui sont autant d’épines. Si elle pouvait ne jamais revenir me coller à la peau, creuser le noyau de mes cellules. Je me rends compte en la lisant que je tiens le journal de mes fautes comme elle tient le journal de ses joies et que, pour trouver en moi la force qui l’anime, sa confiance en la vie, je devrais simplement changer de registre.
D’où vient que Modesta soit si dure et moi si tendre, elle si pleine d’amour de soi et moi si souvent la proie de la haine de soi ? Inné ou acquis ? Question de sensibilité ou d’éducation ? La recherche des raisons ne m’a jamais libérée de leurs conséquences. La généalogie de notre caractère n’est qu’une histoire qu’on se raconte et qui change tous les soirs. D’ailleurs, je n’échangerais pas la haine de soi contre l’amour de soi, ils me semblent également illusoires, et si certaines illusions sont plus douces que d’autres, on en sort moins volontiers. Mais je crois à la décision, ce mélange de désir et de volonté, plus qu’à la condition. Nous pouvons être autrement qu’on nous a faits. Non d’un simple souhait. Comme en toutes choses, par l’exercice et la pratique.
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