La modernité a inauguré le règne de l’individu, dans les arts celle de l’artiste, en littérature celle de l’auteur. Elle a ainsi mis en valeur l’invention et la singularité, mais elle a également encouragé un formidable égotisme. Il semblerait que beaucoup écrivent ou créent uniquement pour eux-mêmes : se montrer, dominer, être au centre de l’attention, recevoir des lauriers.
Certes par le passé, on cherchait la gloire, et l’émulation régulait les arts, mais l’individu n’existait par tel qu’aujourd’hui, ne cherchant que son intérêt personnel et sa réussite exclusive, sans représenter aucune communauté, ni s’insérer dans aucun cosmos autre que sa personne. La gloire désignait alors la beauté du geste, la destinée qui atteignait à une certaine postérité par sa vertu et l’émulation exigeait une certaine maturité des participants, puisqu’être dépassé par les autres encourageait à se surpasser et non à nourrir envie ou rancœur.
Mais ce terme de maturité me dérange… Les enfants sont-ils si égotistes ? Je ne crois pas, pas du tout. Un certain égoïsme est certes nécessaire pour se constituer, mais l’on grandit et l’on advient par et pour l’autre. D’ailleurs, les égotistes n’oublient pas l’autre. En vérité, ils ne se conçoivent même pas sans lui : ils ne vivent que pour son attention, son admiration, centres qui chuteraient sans leurs satellites. Parce que cette attention leur a manqué durant leur enfance ou qu’au contraire ils en ont trop reçu ? Je n’ai pas l’intention de les psychologiser.
Je remarque cependant que le narcissisme ne connaît aucun apaisement. Il ne reçoit jamais assez de compliments pour éponger son amour-propre hémorragique, il a quelque chose d’angoissé parce qu’il se crispe sur un vide : le moi. Le moi forme l’identité-conscience, la partie émergée de notre personne, la plus superficielle et surtout artificielle, une construction de bric et de broc, un ego Lego. Les narcissiques ont-ils un défaut de construction ? Ou font-ils l’erreur de prendre le jeu pour la réalité ?
Ils sont certainement fragiles, mais d’une fragilité que je ne veux pas servir à colmater. Dans mon expérience, ils ne cherchent que l’occasion de rabaisser leur vis-à-vis pour s’assurer d’eux-mêmes, et le fragilisent ainsi en retour. Ils vident aussi l’existence de tout sens parce que, dans leur conception, le sens ce devrait être soi-même. Selon eux, il est de mise et de raison de penser avant tout et d’abord à soi, tout le monde faisant plus ou moins ouvertement de même – typique de l’égotisme, cette généralisation de soi au monde. Attitude délétère et si peu intéressante.
Cette année, je me suis demandé pourquoi écrire, avec une telle acuité que j’ai pensé y renoncer. Pourquoi tant de peine, de souci, de sacrifice, quand je pourrais seulement laisser la vie aller, la prendre comme elle vient ? Si j’écrivais pour moi, je n’aurais pas continué. Je ne suis pas dénuée de narcissisme, évidemment, mais je n’en ai pas assez pour poursuivre dans la seule idée de reconnaissance et de réussite, si illusoires l’une et l’autre. Je ne crois pas assez au moi pour lui consacrer ma vie. Mais justement l’écriture ne concerne pas le moi, mais la vie.
Écrire avec l’idée d’être entendu par un vaste public, ou d’être lu dans des siècles et des siècles, c’est ridicule ou triste. Écrire, c’est participer à je ne sais quelle fête des signes, célébrer des mystères en sachant qu’un autre prendra notre place à l’autel, laisser affleurer la parole dans le langage, et si le langage est contingent et arbitraire, la parole durera autant que nous humains. Les livres passent, la littérature reste. Sa disparition même est une survivance. Fugace, fragile, par son support et son médium, insignifiante peut-être, comme une herbe, une mauvaise herbe ?, elle essaime, partout, quoi qu’il arrive, même le dernier humain lancera sa parole délirante face au ciel en désastre.
Bien sûr, nous avons tous notre lot d’égotisme, je ne fais pas ici profession de s’en débarrasser, ne sachant l’opération possible ou même souhaitable (ceux qui flagellent l’ego finissent par le gonfler outre mesure), mais il faudrait se résoudre à un choix que je qualifierais de santé publique : ne pas faire du moi le cœur de notre personnalité ni le moteur de notre pratique artistique. Il est temps de se décentrer pour découvrir l’altérité qui nous habite et que nous habitons. Bref, un mot d’ordre, si peu à la mode : la modestie.
Aucune gloire plus authentique, parce qu’elle nous préserve de quantité de mesquineries, de luttes entre microtalents et microsavoirs. Oui, dira-t-on, mais le génie ? Il ne peut pas ignorer ses capacités hors normes, l’inflation de son moi est donc naturelle. À notre époque, où j’entends souvent dire qu’il faut croire en soi et avoir un ego solide pour être artiste (j’y inclus l’écrivain), sans doute, mais autrefois même le génie, surtout le génie n’appartenait pas à la personne qui en était dotée. D’où ce nom de génie : l’artiste se trouvait habité par quelque divinité mineure, habiter est même un grand mot, je l’imagine plutôt traversé en coup de vent par un dieu maladroit, trébuchant sur une âme par inadvertance alors qu’il vaque à l’ordonnance céleste. Alors, soyons francs : il faut peut-être croire en soi et avoir un ego solide pour réussir dans une carrière artistique, mais il vaut mieux s’en dispenser pour réaliser de la valeur artistique.
Moins on se soucie de son image, plus on se soucie de son ouvrage, et la confrontation avec la matière (langage, sons, pigments, pierres, etc.) nous rend humbles parce que nous rappelle à nos limites. En imagination, nous pouvons être tout, dans la réalité, nous sommes quelque chose face à quelque chose ; et c’est bien plus intéressant. A l’auréole trompeuse de l’artiste ou de l’écrivain, préférons la qualification de l’artisan, les titres honnêtes de forgeron du verbe, d’orpailleur de la couleur, de tapissier du son. Je rappelle au passage l’étymologie de l’idiotie : ἴδιος : « propre », « particulier ». Autrement dit, l’idiotie, c’est l’incapacité à sortir de soi, l’enfermement dans son idiosyncrasie jusqu’à ce que stupidité s’ensuive. Le moi indépassable du narcissique lui barre l’accès à l’âpre et savoureuse réalité extérieure comme à la mouvante et vertigineuse réalité intérieure. Si le moi nous sert de nécessaire point d’appui, il ne devrait pas borner ainsi notre horizon. Il est le moyen et non la fin.
L’égotisme appauvrit non seulement l’écriture, mais la lecture, puisque toutes les œuvres, du moins celles de nos contemporains, ne servent plus que de critères d’autoévaluation au lieu d’offrir un moment de communion ou de découverte. Lisant un auteur que j’admire, je peux ressentir un petit pincement : « ah si seulement je parvenais à écrire ainsi », mais domine le cri du cœur : « comme c’est beau, merci de l’avoir écrit, etc. ». À ce propos, faire de sa personne la matière de son œuvre ne signifie pas pour autant donner dans l’égotisme : tout dépend de la manière dont on aborde sa personne, depuis ce décentrement du moi ou non. Je n’élude pas non plus la notion d’auteur, mais dans mes lectures, son nom sert de mot-clef pour retrouver ses œuvres, un univers, un style que j’apprécie, son moi à lui n’a qu’une importance anecdotique – ce qui ne revient pas à faire de l’auteur un pur esprit, tout célébrant a besoin d’un toit et d’une pitance, et les luttes visant la reconnaissance de son travail et sa juste rétribution sont parfaitement légitimes.
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