Tu t’es mise à écrire parce que tu ne pouvais pas dire. Pas pour exprimer l’ineffable ou l’indicible, simplement pour t’exprimer, parce que cela t’était impossible, interdit à l’oral – non qu’on t’ait demandé de te taire, encore que…, mais tu as vite compris que ce que tu avais à dire ne pouvait être entendu, que ta parole était et serait prise, appropriée, dénaturée, ridiculisée, retournée contre toi ou simplement niée.
L’écriture est alors devenue une question de survie. Le seul espace où être toi, cet être à la fois mince et insondable dont le divers et le mouvant se subsument sous un nom. Le seul endroit où ne pas ressentir l’embarras d’exister, d’avoir un poids et une opacité – la faute d’être une tache sur la lumière, disais-tu autrefois. Le seul foyer où la vie entretient son feu sans risque de se voir étouffée ni d’incendier d’autre qu’elle-même.
Il existe une fratrie de la littérature du précipice, qui avance au bord de la disparition et souvent marie l’écriture à l’anorexie, comme la trace indélébile d’une vie qui fantasme son invisibilité. Tu n’en connais pas tous les membres, mais penses à Simone Weil et Henri Michaux, dont la lecture t’est souvent une souffrance : ils touchent à une plaie trop vive.
L’anorexie, telle que tu l’as vécue, rien ne la raconte mieux que les mésaventures d’Hansel et Gretel. Elle se résume dans cette histoire d’une fille dévorée qui maigrit pour ne plus l’être, d’une sœur qui s’efface pour ne plus rien offrir à la voracité qui la cerne. Dévoration physique qui métaphorise la dévoration psychique. L’anorexie, qui devait permettre d’y échapper, dévore plus inexorablement encore. Elle déblaie l’espace intérieur, mais le désertifie. La pluie de l’écriture ne parviendra pas à le faire refleurir. Il faudra que la vie y fasse brusquement irruption. Alors se réveillera Hansel. Dans toute Gretel, il y a un Hansel. L’insatiable, talonné par une faim terrible qui n’est pas que de nourriture, mais qu’il cherche à combler par la nourriture. Lui aussi ravage l’espace intérieur, cette fois par des tempêtes. N’essaye pas de les chasser ni de les monter l’un contre l’autre, ils ne sont pas en cause. À leur manière violente et aveugle, ils veulent te défendre. Débarrasse-toi de la véritable coupable, pousse la sorcière dans le four, et ils partiront d’eux-mêmes, main dans la main, réconciliés. S’ils reviennent frapper à ta porte, ne leur fais pas mauvais accueil, cela signifie qu’elle est revenue, retourne-toi vers la maison, demande-toi simplement : qui me dévore ?
Quand tu as quitté ce récit, ce n’est pas un jardin qui s’est dégagé en toi, mais des champs, des collines, des forêts, des pays entiers. Tu ignorais jusque-là et tu t’étonnes encore de disposer d’autant d’espace intérieur. Tu en as parfois le vertige et rappellerais presque Hansel et Gretel pour réduire cette circonférence, mais tu préfères vivre – non, mieux, tu aimes vivre. Quant à l’écriture, elle est restée ce processus secret, initiatique, où la disparition devient présence : innocence de la sensation, primeur du sentiment, verdeur de la pensée, un langage qui permet l’exacte et poignante coïncidence entre le corps et l’âme, la conscience et la chair, une incarnation sans crainte ni culpabilité, sanctifiée.
Très beau texte ! J’ai souvent ressenti des choses similaires sans forcément les relier entre elles. La dévoration, le mutisme, l’écriture … Vous me donnez fortement à méditer.
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Merci ! Moi non plus, je n’ai pas fini d’y réfléchir. Je crois que l’écriture, l’anorexie et le mutisme ont plus d’une raison d’être, et si on peut expliquer l’un par l’autre, cela n’épuise pas leur sens.
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Oui, je suis d’accord. L’écriture ne s’explique pas seulement par un manque à combler, elle va bien au-delà.
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Oui, comme le dit Marie-Anne, un texte vraiment très beau… Je ne lirai plus Hansel et Gretel de la même façon.
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Merci ! Beau, je n’y avais pas pensé, je l’ai écrit dans l’idée très peu esthétique de défricher ma pensée sauvage. Mais la beauté vient parfois de renoncer à l’esthétique. 😉
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Discutant avec L l’autre jour, j’ai réalisé que dans le langage seul, la beauté est intrinsèquement liée à la vérité. Peut-être pas dans le langage seul, mais d’une façon remarquable en lui.
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Oui ! Le sujet d’un billet de blog que tu pourrais écrire.
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Et je pense à la proximité de nos « mythologies de l’écriture », quand au contraire j’étais une enfant qui disait, qui parlait sans arrêt (on me l’a assez reproché). Le tarissement s’est produit à l’adolescence.
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On n’a pas suivi le même chemin, mais on est arrivées sur la même terre. 🙂
Et c’est avec le tarissement qu’a commencé l’écriture ?
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Non, j’ai toujours écrit. Je me demande maintenant si ce n’est pas l’écriture qui a drainé l’autre parole, justement. Depuis longtemps, en tout cas, je ne suis plus à l’aise à l’oral (et ne suis plus bavarde).
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Je ne savais pas que tu avais toujours écrit. Tu ne parles jamais de comment tu as commencé. Même si les premières fois ne sont pas toujours aussi significatives qu’on le croit.
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De plus, la logorrhée peut être une manière de se taire, mais plutôt chez l’adulte.
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Très vrai ! 😀
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« Tu t’es mise à écrire parce que tu ne pouvais pas dire. Pas pour exprimer l’ineffable ou l’indicible, simplement pour t’exprimer, parce que cela t’était impossible, interdit à l’oral – non qu’on t’ait demandé de te taire, encore que…, mais tu as vite compris que ce que tu avais à dire ne pouvait être entendu «
Voilà c’est exactement cela. Et même si je n’ai pas vécu l’anorexie, j’ai vécu l’agression sexuelle très jeune qui a entraîné ce mutisme.
Votre texte est magnifique dans le fait qu’il nous parle et résonne en nos blessures.
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Je vous remercie. Je ne pensais pas avoir un tel écho. Je me disais, surtout avec mon histoire d’Hansel et Gretel : « personne ne va comprendre où tu veux en venir. » Mais ceux qui partagent le même ressenti se comprennent à demi-mot.
Je n’ai pas connu ce que vous avez vécu, mais cela touche une personne de ma famille proche et je vous trouve très courageuse de le dire. J’espère que l’écriture vous aide à cicatriser.
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Eh bien oui, nous nous comprenons ! Pour ma part je crois qu’il est grand temps d’en parler, même si tout le monde ne comprends pas. Et l’écriture a été et est toujours cette magie d’exprimer tous ces noeuds qui restent bloqués à l’intérieur … et cela permet de les dénouer.
Belle nuit Joséphine 😊
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C’est difficile de dire ce que c’est que d’écrire, les écrivains ont chacun leur petite définition, elles foisonnent. C »est une question qui me taraude depuis mon adolescence. J’ai lu beaucoup de biographies d’écrivains et de textes sur ce sujet. Je continue à le faire, la preuve, cette lecture. J’aime cette idée qu’il faut disparaitre pour écrire. Je pense même que ça en est le sel. Par ce processus, on retrouve notre unité, c’est à dire qu’on ne pas ressent plus « l’embarras d’exister, d’avoir un poids et une opacité ». Notre disparition laisse place au vide, mais un vide particulier, un vide qui est l’opposé du vide. Un vide qui remplit.
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Oui, je suis d’accord, il y a une plénitude dans cette disparition où l’unité se recompose !
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S’il était possible de vider parfaitement une coupe et de la garder vide de tout ce qui peut la remplir, même de l’air, la coupe renierait et oublierait certainement sa nature et le vide l’emporterait jusqu’au ciel.
De même, être dénudé, pauvre et vide de toutes les créatures élève l’âme jusqu’à Dieu. » (Extrait)
Maître Eckhart,
La divine consolation , Éditions Payot & Rivages © 2004, Traduction Wolfgang Wackernagel, pp. 52-54.
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Merci pour cette image très suggestive. Je dois y réfléchir.
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Cela pourra peut-être t’y aider
http://eveilphilosophie.canalblog.com/archives/2014/01/30/29078628.html
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De nouveau, merci 🙂
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Quel beau texte.
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Oh merci beaucoup !
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