Le choix de la philosophie

J’ai décidé d’étudier de la philosophie en première, ayant feuilleté le manuel de mon frère, mon aîné d’une année, et lu le raisonnement de Descartes qui se clôt par le fameux « Je pense, donc je suis. ». J’étais saisie, ravie par une langue qui était pensée. Parce que, oui, la langue n’est pas toujours (est rarement ?) pensée. Qui plus est, un événement de la pensée. Un effort, un exercice, une expérience. Plus tard, on m’a répété à l’envi que la philosophie se définissait par les concepts, qu’elle procédait par création de concepts. Pour moi, elle est restée une expérience. Celle de l’étonnement et ses émerveillements, ou de l’étrangeté et ses angoisses. Une immersion dans l’essence, une recherche de l’origine, une manière de cerner, discerner. Une expérience de vérité, c’est-à-dire une vérité vécue, indissociable de l’être.

Bien que la capacité à conceptualiser me semble garantir un minimum de lucidité et de libre-arbitre, la vérité que je cherche en philosophie peut s’exprimer autrement qu’en concepts. Ils ne lui sont pas indispensables ; et la poésie en est le lieu plus souvent que les essais. Je la retrouve aujourd’hui dans un roman : le personnage du philosophe dans l’Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar, quand il considère sa chambre, son corps ou le ciel et les ressent dans leurs moindres replis. Cependant, en considérant l’ensemble du récit, je comprends également pourquoi je ne me suis jamais sentie philosophe, malgré mon intérêt pour cette discipline. Dans ses carnets, M. Yourcenar affirme que si l’être humain se compose de la « trilogie admirable » du corps, de l’âme et de l’esprit, chez son personnage, et son auteure, prédomine l’esprit, tandis que chez moi, l’âme prime, ce qui doit troubler ma faculté à former et formuler des idées.

Depuis près d’un demi-siècle, il se servait de son esprit comme d’un coin pour élargir de son mieux les interstices du mur qui de toute part nous confine. Les failles grandissaient, ou plutôt le mur, semblait-il, perdait de lui-même sa solidité sans pour autant cesser d’être opaque, comme s’il s’agissait d’une muraille de fumée au lieu d’une muraille de pierre. Les objets cessaient de jouer leur rôle d’accessoires utiles. Comme un matelas son crin, ils laissaient passer leur substance. Une forêt remplissait la chambre. Cet escabeau, mesuré sur la distance qui sépare du sol le cul d’un homme assis, cette table qui sert à écrire ou à manger, cette porte qui ouvre un cube d’air entouré de cloisons sur un cube d’air voisin, perdaient ces raisons d’être qu’un artisan leur avait données pour n’être plus que des troncs ou des branches écorchées comme des Saint Barthélémy de tableaux d’église, chargés de feuilles spectrales et d’oiseaux invisibles, grinçant encore de tempêtes depuis longtemps calmées, et où le rabot avait laissé çà et là le grumeau de la sève. Cette couverture et cette défroque pendue à un clou sentaient le suint, le lait, et le sang. Ces chaussures qui bâillaient au bord du lit avaient bougé au souffle d’un bœuf étendu sur l’herbe, et un porc saigné à blanc piaillait dans la graisse dont le savetier les avait enduites. La mort violente était partout, comme dans une boucherie ou dans un enclos patibulaire. Une oie égorgée criaillait dans la plume qui allait servir à tracer sur de vieux chiffons des idées qu’on croyait dignes de durer toujours. Tout était autre : cette chemise que blanchissaient pour lui les sœurs Bernardines était un champ de lin plus bleu que le ciel, et aussi un tas de fibres rouissant au fond d’un canal. Ces florins dans sa poche à l’effigie d’un défunt empereur Charles avaient été échangés, donnés et volés, pesés et rognés mille fois avant que pour un moment il les crût siens, mais ces virevoltes entre des mains avares ou prodigues étaient brèves comparées à l’inerte durée du métal lui-même, instillé dans les veines de la terre avant qu’Adam eût vécu. Les murs de brique se résolvaient en boue qu’ils redeviendraient un jour. L’annexe du couvent des Cordeliers où il se trouvait raisonnablement au chaud et au couvert cessait d’être une maison, ce lieu géométrique de l’homme, abri solide pour l’esprit encore plus que pour le corps. Elle n’était tout au plus qu’une hutte dans la forêt, une tente au bord d’une route, un lambeau d’étoffe jeté entre l’infinité et nous. Les tuiles laissaient passer la brume et les incompréhensibles astres. Des morts par centaine l’occupaient et des vivants aussi perdus que des morts : des douzaines de mains avaient posé ces carreaux, moulé ces briques et scié ces planches, cloué, cousu ou collé : il eût été aussi difficile de retrouver l’ouvrier encore bien vivant qui avait tissé ce pan de bure que d’évoquer un trépassé. Des gens avaient logé là comme un ver dans son cocon, et y logeraient après lui. Bien cachés, sinon tout à fait invisibles, un rat derrière une cloison, un insecte taraudant du dedans une solive malade voyaient autrement que lui les pleins et les vides qu’il appelait sa chambre… Il levait les yeux. Au plafond, une poutre remployée portait un millésime : 1491. A l’époque où ceci avait été gravé pour fixer une date qui n’importait plus à personne, il n’existait pas encore, ni la femme dont il était sorti. Il retournait ses chiffres, comme par jeu : l’an 1941 après l’Incarnation du Christ. Il tentait d’imaginer cette année sans rapport avec sa propre existence, et dont on ne savait qu’une chose, c’est qu’elle serait. Il marchait sur sa propre poussière. Mais il en était du temps comme du grain du chêne : il ne sentait pas ces dates taillées de main d’homme. La terre tournait ignorante du calendrier julien ou de l’ère chrétienne, formant son cercle sans commencement ni fin comme un anneau lisse. Zénon se rappela qu’on était chez le Turc en l’an 973 de l’Hégire, mais Darazi avait compté en secret d’après l’ère de Khosroès. Passant de l’an au jour, il songea qu’en ce moment le soleil naissait sur les toits de Péra. La chambre donnait de la bande ; les sangles criaient comme des amarres ; le lit glissait d’occident en orient à l’inverse du mouvement apparent du ciel. La sécurité de reposer stablement sur un coin du sol belgique était une erreur dernière ; le point de l’espace où il se trouvait contiendrait une heure plus tard la mer et les vagues, un peu plus tard encore les Amériques et le continent d’Asie. Ces régions où il n’irait pas se superposaient dans l’abîme à l’hospice de Saint-Cosme. Zénon lui-même se dissipait comme cendre au vent.


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Commentaires

12 réponses à « Le choix de la philosophie »

  1. Avatar de Hervé Gasser

    Inégalable Yourcenar, indispensable Œuvre au noir…

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Oui, inégalable ! Difficile d’écrire après une telle lecture. Tout est dit et si bien dit.

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      1. Avatar de carnetsparesseux

        les très bons auteurs éclairent et aveuglent (c’est ma petite pensée du jour, lentement mitonnée depuis que je t’ai lu tout à l’heure) ; difficile d’oser écrire quand on vient de les lire.

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        1. Avatar de Joséphine Lanesem

          Éclairent et aveuglent, très juste ! Mais de très bons auteurs donnent envie d’écrire.

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          1. Avatar de carnetsparesseux

            tu as raison ; ils ouvrent des horizons qu’on imaginait pas si familiers et sensibles ; mais les très mauvais aussi, parce qu’on peut se dire « bon sang je PEUX faire mieux que ça ».

            le tout est de trouver le bon dosage de Yourcenar et de Musso… 🙂

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            1. Avatar de Joséphine Lanesem

              Oui, c’est vrai ! Les mauvais auteurs donnent des idées et laissent beaucoup d’espace pour créer. Par ailleurs, un mauvais auteur encensé par tous me détourne de l’écriture plus sûrement qu’un bon auteur. Parce qu’alors c’est la littérature elle-même qui perd son sens.

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        2. Avatar de Joséphine Lanesem

          Je veux dire certains d’entre eux. Il y a sans doute des styles qui laissent de l’espace pour d’autres écritures tandis que d’autres semblent saturer tous les possibles.

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          1. Avatar de carnetsparesseux

            j’ai mis 20 secondes à comprendre que je ne serais pas la prochaine Marguerite Yourcenar et 20 ans à l’admettre
            (et à oser écrire quand même)

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            1. Avatar de Joséphine Lanesem

              Oh je te comprends. Oser écrire, un combat que je continue à mener. En même temps aussi éblouissante qu’elle soit je suis heureuse qu’elle ne soit pas la seule. Aucun écrivain ne saurait suffire à la littérature. Il en faut toujours des nouveaux.

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  2. Avatar de frenchstefanie

    Que d’intelligence et de sensibilité dans ce texte et ces commentaires. Pour ma part j’ai manqué le rendez-vous philosophique de la terminale. Je m’y remets sur le tard comme à l’apprentissage d’une langue étrangère. J’ai rencontré Marguerite Yourcenar par hasard mais vous tous ici me démontrer comment et pourquoi je dois aussi la réapprivoiser. Merci.

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Merci de votre visite ! En ce qui concerne Yourcenar, je trouve que ses Nouvelles orientales sont inégalables dans son oeuvre, un équilibre parfait entre son érudition et sa sensibilité, sans préciosité, tout en précision. J’ai été très déçue par les Mémoires d’Adrien, qui m’ont laissée de marbre, comme un bel ouvrage sans émotion, presque scolaire.

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      1. Avatar de frenchstefanie

        Oui je vous comprends tout à fait. Ce fut aussi mon impression il y a 20 ans. Mais ne pensez-vous pas que certains livres mûrissent comme nous et qu’il faut savoir attendre pour en savourer les vérités…Comme pour moi c’est le cas avec la philosophie ? Je ressentais une froideur similaire à la vôtre en lisant une traduction d’un roman de Virginia Woolf et ne voilà t il pas que une dizaine d’années plus tard la version originale en anglais me ravit…je vous souhaite de même avec les Mémoires d’Hadrien.

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