Au début, il y eut la fadeur. Simple bien que riche, d’une plénitude à la fois rassurante et angoissante, comme toute plénitude, d’une blancheur cassée, d’un sucré amer : le lait. Étrangement semblable aux os qu’il constitue et reconstitue, comme s’il passait dans le corps de l’état liquide à l’état solide. Lourd d’une chaleur moite et propre, il enrobe comme la couette et les bras, d’un même mouvement protège et oppresse. Ses dérivés héritent de sa capacité à réconforter et revigorer.
Le yaourt, ce bel original, se fend d’un y, sourire clownesque sous les trois voyelles en nez rouge et yeux dissymétriques, ouverture imprévue dans la langue vers d’autres langues, frontière du français d’où s’aperçoivent dans le lointain des variétés inconnues de sons, d’inflexions, de tons. Les pommettes frissonnent jusqu’au bout du nez sous ce soleil de février dans un pot en plastique, la neige s’affaissant pour que se cristallise l’espoir. La rougeur qui monte ressemble à l’excitation des soirs, des matelas malmenés par les sauts et les galipettes, quand l’envie se dispute à l’interdit, comme frère avec la sœur, inséparables.
La chair résiste. Le poisson, la viande refusent d’être mâchés, avalés, assimilés. Je les cache dans mes poches, les garde dans ma bouche pour les jeter, cracher ensuite. Aucun souvenir de ma pensée d’enfant : avais-je conscience de l’animalité, de mon animalité, voulais-je sauver mes congénères ? Ne restent que les sensations et les gestes : avoir ça dans la bouche, ne pas pouvoir avaler ça, devoir en mourir, forcément en mourir, là, aux yeux de tous, tenter, retenter pour ne pas se faire remarquer, fermer les yeux, se concentrer, non, vaut mieux pas y penser, la mort approche, bien que la mort n’existe pas encore, c’est bien plus concret, bien plus vrai, c’est ne plus respirer, ne plus jamais respirer.
Un pacte avec mon frère inaugure un trafic clandestin : lui ne supporte pas les légumes, nous recomposons nos assiettes à la cantine comme à la maison. Les végétaux, que je ne crois pas moins vivants que les animaux et auxquels je parle intérieurement, prenant bien soin de terminer mon assiette pour ne pas en abandonner un seul dans la poubelle, me plaisent alors et encore aussi peu assaisonnés que possible, un filet d’huile ou une feuille de beurre avec une pincée de sel. Je m’identifie aux herbivores, cousine des diplodocus, et lui aux carnivores, fils des ptérodactyles. On se partage le monde comme la langue en elle et lui, masculin féminin. Aux échecs et aux dames, il choisit le noir, moi le blanc ; parmi les biscuits lui le chocolat, moi la vanille ; à la boulangerie lui les chouquettes, moi le croissant ; dans le ciel lui le soleil, moi la lune ; au bassin du jardin lui le destroyer, moi le voilier. Mais on aime autant l’un que l’autre la glace, saveur raffinée jusqu’à n’être que parfum, quintessence de l’objet qui, inutile, chute, consistance qui se réduit à une caresse, goût à l’état pur. On aime jusqu’à la douleur qu’elle inflige, aux dents et aux tempes.
Vinaigre que j’ai consommé dans mon adolescence jusqu’à m’en blanchir les lèvres, ciboulette que j’allais chercher au pied des roses trémières pour une grand-mère amatrice de salades, orties que je cueillais pour l’autre, à l’intention d’une soupe, à l’orée d’un bois attentif d’écureuils et de chouettes, et lorsque je me penchais sur l’un ou l’autre plat j’avais encore aux cils la brume mauve, aux oreilles le bruissement crépusculaire auxquels je les avais retirées. Menthe que nous cherchions, Esther, dans la clairière aux étoiles, et tu étais l’une d’elles, la plus filante, pour une tisane qui infusait des heures, débordante de feuilles et hérissée de tiges, et ne gardait pourtant qu’une pâle si pâle saveur de menthe, le regret pour breuvage, qu’aucun thé à la menthe, aussi artistiquement concocté et virtuosement versé soit-il, ne parviendra à effacer, c’est lui, le pâle reflet, qui restera le premier, le modèle de tous ceux qui viendront, et le miel de sapin avec lequel nous tentions d’écrire notre prénom au matin sur une longue tranche de pain noir où grand-père traçait la croix avant de le couper, Esther s’achevait en mêlant irrémédiablement h et t et Joséphine n’arrivait jamais au-delà de Joséphi, appel de mon frère au sortir de l’école courant après ou au-devant de moi « Zozéfi ! Zozéfiiii ! », plus tard écourté en « Jo ». Cannelle à la rousseur d’automne, saveur de l’anglais sur ma langue, découverte à Boston, un chocolat à emporter dans une rue gelée qui semblait déboucher d’Amsterdam, interrompue seulement par un bras d’océan, carrefour des amours : épice préférée de l’aimé et détestée du père. Discussions cruciales, révélatrices avec les amis pour décider du meilleur entre pâtes et riz, crêpes et gaufres, chocolat noir ou au lait. Caprices de la petite sœur auxquels on cède avec plaisir car on ne cède plus aux siens. Les palets bretons qu’elle aimait parce qu’ils lui ressemblaient, blonds et ronds.
Tendance arboricole qui se développe avec l’indépendance, comme si je me perchais au haut de ma croissance et y établissais demeure, en bon baron perché. J’élis en favoris les amandes, les anacardes et les pignons avec les figues, les pêches et les oranges, fruits dont je découvre le goût, le vrai goût (et c’est le goût de l’insouciance) sur l’île de mon il, trace de pas d’un dieu qui traversa la Méditerranée comme une mare sableuse. Vague et provisoire affleurement au milieu de la mer, voisine d’un volcan sous-marin, le plus grand d’Europe, qui ensevelira sans doute l’Italie, la Sardaigne extrait le suc de la terre, jusqu’à ses dernières et plus secrètes saveurs. Les artichauts et les asperges ont le goût sauvage de leur croissance anarchique parmi les roches arides, âcre et épineux. La cuisine, affaire de presque rien et de je ne sais quoi dans le dosage, le geste et le timing, célèbre le mariage de la farine et du sel, du safran et de la ricotta, du miel et du pecorino, des palourdes et du persil, du piment et de l’aubergine, du myrte et des glaçons. Je découvre les anémones et les oursins, qui me rappellent les champignons. Sous le palais, les premiers déploient la mer et les seconds suscitent la forêt, tapissant les papilles. Adepte des dualités et de leurs inversions jusques en ces matières, j’ajoute le sucré au salé, le salé au sucré en un équilibre précis et risqué. L’un sans l’autre me semble sans identité. Notre joli basilic à la santé fragile, entouré sur le balcon de trois cactus dodus, repus de bon soleil, donne un pesto vert pomme grâce à ses feuilles pilées, jamais coupées ou hachées. J’en mange quelques-unes en douce, simplement rincées d’eau. Lui seul compte, le reste n’est qu’accompagnement, variation sur ce thème. Son nom le sacre roi, du grec basileus, et fourche la langue du désir suscité par le serpent.
Lisbonne, comptoir des épices, aussi variée et échelonnée qu’elles, palette de saveurs comme de couleurs. Ici se rencontrent la Chine, le Japon, le Brésil, l’Espagne, le Mozambique et les Açores. Mince frontière de l’Europe et comme telle déjà autre chose que l’Europe, le Portugal déplie la mer comme une vaste carte où les routes creusées et aussi vite englouties se réinventent sans cesse. Chaque aliment me devient subtilement et délicieusement étranger, comme dans le décalage instauré par le rêve. Le kiwi a la chair jaune ou rouge, la courgette des épines et la pomme de terre une douceur violacée. Le poireau s’appelle ail français (alho francês), sans y penser je le cuisine plus souvent qu’autrefois. Par la fenêtre ouverte sur la nuit se répand dans les ruelles l’odeur grillée de sardine et de morue. Une femme m’encourage à ajouter de l’huile, encore, encore… Qui pense à la récolte des olives ? Une échelle basse ploie légèrement les branches qu’un petit râteau passe au peigne fin, l’argent glacé de janvier se réfugie dans les grains noirs qui tombent en pluie sur la bâche étendue au sol, il luira au creux des plis d’or de l’huile à venir…
Berlin ne me parle pas et j’en suis désolée. On ne peut tout aimer sinon l’amour n’aurait plus de sens. Curry, coriandre, un penchant prononcé pour le piquant et le pétillant qui me plaisent mais ne parviennent à percer la grisaille obstinée de cette ville paisiblement en ruines et en chantier. À chacun manque le pain de son pays, et moi qui croyais que la supériorité de la baguette était universellement reconnue, je me rends compte que le pain est le fond du paysage culinaire, son ciel : aucun ne surpassera celui de la naissance. Celui d’ici se couvre de graines de tournesol ou de pavot et se compactifie en une mie dense et bistre où se logent parfois des fruits secs, tenant plus du gâteau que du pain et servant souvent à lui seul de repas. Une amie m’explique : « le pain français, c’est comme un nuage, l’allemand, comme un caillou, ça a plus de goût. »
Les tables de cuisine rayées, tachées, bancales où, assise en tailleur sur un banc ou un tabouret, j’ai travaillé, lu, écrit, parce que je partageais ma chambre avec un frère, une sœur, une cousine, ou parce que ma chambre était ma cuisine sous un toit mansardé. À présent, j’écris encore sur l’une d’elles, dans l’odeur du laurier où s’élève la forêt de lauriers de Madère, l’une des dernières sur la planète, ombreuse, humide, pénétrante, me donnant l’impression d’être tombée dans une marmite de ratatouille.
Géographie, géologie de nos papilles, où se révèle par prélèvements, recoupements, analyses, mot à mot, notre histoire. Le goût prolonge ses antennes dans les arts plus nobles et jusque dans la pensée. Montaigne, Pascal et Nietzsche soulignent, avec la prescience de l’impertinence, le rôle décisif de la digestion dans l’élaboration et l’issue d’un raisonnement, ce que confirment des recherches récentes sur le ventre siège de notre cerveau. Peut-être que nos goûts en nourriture et en littérature correspondent. Le blog de Quyên m’est un panier d’amandes fraîches ; celui de Sophie un sorbet au citron ; celui de Clémentine une pâte sablée ; etc.
Participation à l’agenda ironique de septembre qui a pour sujet les épices.
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