Je suis le seul de tes objets à te regarder, à te renvoyer ton regard, même si pour ce j’emprunte tes yeux. Plaque de verre doublée d’argent puis de plomb, protégée d’un cadre en pin suspendu au mur par une corde allant de mes fines attaches à un clou, je mesure 40 cm sur 120 et pèse 4 kg. Je suis ton miroir.
Il est tôt encore. 4 heures, dirais-je, à la lumière qui se répand dans la chambre en bois blanc comme sur un champ de blé mûr. La nuit n’a duré qu’une heure. Dans le noir restait seule, surmontant la canopée, illuminée, la grue, énorme clef orange pour dévisser la lune et déboulonner l’univers. L’été éblouit d’insomnie, d’amnésie, refoulant dans le froid amer de la terre l’hiver et la nuit qui s’identifient pour la folie d’une éternelle aurore qui ressemble à midi. Par un sortilège de ces nuits nordiques qui doublent les jours de leur fantôme, pâle, fantasque et insistant, je te parle, mais je n’ai que quelques minutes, alors écoute-moi nue d’idées et de draps, avec tes veines rêveuses et tes pieds sans poids.
Je ne te veux pas de mal, c’est toi qui t’en veux. Ton regard me glace. Il figerait les enfers. On se parle entre miroirs, par myriades reflétés l’un en l’autre, confidences bruissant dans les couloirs infinis de l’immense à l’infime. Ils m’ont dit que tu as brisé un des nôtres, ton poing en porte les marques, et que tu as tenté de t’effacer de nous tous, tes poignets en gardent les cicatrices. Ce n’est pas ton image qui te blesse, être belle ou le devenir ou le rester, c’est d’avoir une image, d’être une image, de t’incarner au lieu de te disperser dans la disparition de l’air, du vent, de la lumière. Tu écris pour te dématérialiser. Le crayon raye le verre, le carnet ferme les reflets, la voix brouille le visage.
Tu aimes me contempler pour moi-même. Tu n’es pas dupe un instant de mes reflets : tu sais qu’ils ne sont pas la réalité, seulement l’imagination en deux dimensions d’une plaque de verre doublée d’argent et de plomb, et tu apprécies leur poésie, qui réconcilie le monde et l’harmonise, donnant à la réalité un vernis de rêve et au rêve un cachet de réalité. Allongée sur le lit, tu me demandes de t’apporter le ciel, ou assise au bureau, de t’offrir l’abstraction ciselée des angles du couloir, ou debout au milieu de la pièce de te montrer aimant l’aimé, formant le très vieux tableau d’une lueur au cœur des ténèbres.
Tu m’as dit un jour, car tu parles aux objets, ou tu parles seule, quelle différence ?, tu m’as dit : tu as la pureté des sources et des cristaux, c’est cruel et très beau. À moins que tu n’aies dit ça à toi-même ? Ah mon malheur c’est qu’être moi, c’est toujours être un autre.
On est rarement face à face, car tu ne te maquilles pas et te laves le visage à l’eau. Ils m’ont raconté qu’enfant tu étais restée une heure entière devant le miroir. Ta mère t’avait dit que si tu t’y regardais trop, tu verrais le diable. Tu espérais l’apercevoir, jusqu’à comprendre que tu n’avais cessé de le voir, qu’il n’était autre que toi-même.
Tu m’inquiètes lorsque tu t’abîmes. Je ne vois pas ce que tu creuses dans ta chair douloureuse. Douleur de ne pas être une autre ou de ne pas être toi ? Je ne désire pas être miroir de poche, de bar ou de cheminée et ignore ce que signifie être soi-même, mais j’aimerais parfois me ternir, m’éteindre, et c’est pourquoi je me reflète en toi autant que tu te reflètes en moi.
Tu me nettoies avec les vitres, ce qui m’émeut aux larmes, la pluie tombe dans la chambre et l’oiseau entre avec ses sept ans de bonheur, j’ai l’impression moi aussi d’ouvrir sur l’extérieur.
Réponse libre à l’invitation Objectif Objets (ou Objets Objectifs) de Clémentine.
je me donne un peu de temps pour un vrai commentaire sérieux et réfléchi (si j’ose dire vu le sujet) mais tout de suite je dis (très impressionné) : « Ah oui, quand même !! »
J'aimeAimé par 1 personne
Merci Carnets, je suis touchée, et j’ai hâte de lire le tien ! 🙂
J'aimeAimé par 1 personne
le mien n’est pas près d’être prêt ;( je sèche sur l’objet !
J'aimeAimé par 1 personne
Oh il reste du temps. Au pire ton objet peut être la page blanche. Tu n’écris rien, le blanc est l’objet lui-même et son silence, qui sait peut-être même un silence en alexandrins et rimes embrassées. Conceptuel et impertinent. 😉
J'aimeAimé par 3 personnes
Subtil et élégant ! je choisirais peut-être plutôt une page gribouillée de mots rayées et illisibles 🙂
J'aimeAimé par 2 personnes
Les brouillons qui parlent, c’est toujours passionnant.
J'aimeAimé par 2 personnes
Passionnant, ça dépend du sujet… je défie un brouillon qui me prendrait pour sujet d’être passionnant !
mais je note la très belle idée, pour cette fois ou pour une autre occasion.
J'aimeAimé par 1 personne
Oh, non M. Paresseux! Un sujet qui te sèche, c’est fort triste et j’en suis navrée… (pour être honnête je n’ai pas commencé non plus, et au plus je lis les propositions incroyables, au plus mon stylo tremble!)
Mais ton bateau-mouche te sauve du néant, ou de la page blanche, que, selon l’idée lumineuse de Joséphine, tu pourrais faire parler en silence 🙂
J'aimeAimé par 1 personne
Magnifique, voilà tout! J’avais pensé au miroir aussi… J’ai bien fait d’attendre, car le tient parle merveilleusement.
« la grue, énorme clef orange pour dévisser la lune et déboulonner l’univers »: J’aodre cette image! ❤
Merci pour cette belle participation Joséphine. C'est joli de voir un sujet faire de si beaux enfants 🙂
J'aimeAimé par 1 personne
Merci pour le sujet qui, tu t’en doutes, me touche particulièrement. C’est une très belle idée. Elle a le charme de l’enfance, quand tout avait une âme.
J'aimeAimé par 1 personne
Oui, le regard de l’enfant… D’ailleurs c’est entendant ma fille s’adresser directement à divers objets de la maison, leur intimant des ordres et leur posant des questions, et semblant attendre une réponse, que l’idée a germé!😀
J'aimeAimé par 2 personnes
« Ecoute-moi nue d’idées et de draps, avec tes veines rêveuses et tes pieds sans poids ». Nuit tendre et blafarde, apesanteur d’une heure fantastique où les miroirs parlent…
Ton texte est très beau. J’aime la sollicitude de ce miroir. J’en aurai peut-être moins peur maintenant.
Je crois que c’est aussi l’impossible énigme de leur profondeur sans profondeur qui m’étourdit. Porte sur une dimension parallèle où vivent les fantômes.
J'aimeAimé par 2 personnes
Je comprends. Les miroirs sont inquiétants. Peut-être est-ce justement pour me rassurer que j’ai fait parler un miroir attentif et attentionné.
J'aimeAimé par 1 personne
J’aime que dans ton texte le miroir se dise glacé par ton regard. Et si le miroir en face de moi était aussi effrayé de moi que moi de lui ?
J'aimeAimé par 1 personne
Avoir peur du miroir, n’est-ce pas avoir peur de soi-même ?
J'aimeAimé par 2 personnes
petite merveille, merci !
J'aimeAimé par 1 personne
Un miroir loin de l’ironie mais oh combien touchant, oh combien sensible, ho combien empathique. Un sujet qui finalement colle à merveille à une écriture ciselée qui est ta marque de fabrique, chère Joséphine. Bravo. On reste touché par cette lecture.
J'aimeAimé par 1 personne
Merci Anne, l’ironie dont je ne suis pas départie dans la vie me quitte à chaque agenda – ironie du sort. J’aime d’autant plus te lire pour retrouver la légèreté, une joie de bacchante qui anime tout ce qu’elle touche et piétine – jusqu’à ses chaussettes. 🙂
J'aimeJ'aime
Superbe Je. Au delà du sujet fort joliment mis en valeur l’écriture est belle, très belle…
J'aimeAimé par 1 personne
Merci ! Je viens de lire votre texte, je fais mon tour de lecture avant de voter, il est drôle, juste et touchant, que pensent donc mes crayons oubliés et mes stylos à l’encre desséchée au fond des tiroirs et des trousses…que j’ai beaucoup changé sans doute.
J'aimeAimé par 1 personne
Plein d’empathie ce miroir et qui en dit tant sur les humains …
Magnifique texte
Notamment le passage de la grue … Comme l’a dit Clémentine
J'aimeAimé par 1 personne
Merci Valentyne, comme votre objet apparemment anodin est peuplé de mystère et de poésie. Je le regarderai autrement, attendant de voir s’y réunir les fées.
J'aimeJ'aime
De ce pas, je vais consulter mon miroir. Mais me renverra-t-il d’aussi belles images que le tien?
J'aimeAimé par 1 personne
De mon côté je me demande si mes crayons sont aussi charmants et enjoués que le tien… En tout cas ils durent sûrement moins longtemps, surtout que je récupère ceux des autres, avec déjà une longue histoire derrière eux, cassés, usés, trop petits pour tenir dans la main et qui me servent autant à annoter et souligner que de marque-page. 😉
J'aimeAimé par 1 personne
Moi aussi, je nettoie mon miroir avec mes vitres. Dorénavant, ce faisant, je ne pourrai m’empêcher de lui jeter un regard , je crois.
Il est très beau ce texte!
J'aimeAimé par 1 personne
Merci Ariel, le tien aussi ! Je ne sais si je verrai mon écran autrement puisque je vois pour ainsi dire à travers, ce n’est pas si loin d’un miroir en fait. 😉
J'aimeAimé par 1 personne
Sublime de sincérité, et d’images, bravo !!!
J'aimeJ'aime
Merci Marianne ! Pour la sincérité, on ne peut rien cacher à un miroir 😉 Le tien te va à ravir, à peine un objet, sa disparition à fleur de peau.
J'aimeAimé par 1 personne
Merci à toi ! Miroir, reflet, odeur, joli bouquet d’immatériel 😉
J'aimeAimé par 1 personne
Les commentaires sont aussi passionnants que le texte.
La qualité de votre univers est réjouissante.
J'aimeAimé par 1 personne
Merci ! Je suis tout aussi enchantée de découvrir le vôtre.
J'aimeJ'aime