Souvenirs de rideau

Je me souviens avoir perdu mon doudou derrière un rideau. Fenêtre creusée profondément dans le mur d’une chambrette avec pour seul ameublement un berceau à lattes de bois châtain. Rideau unique et long, pâle et rêche, du lin, retenu par de larges anneaux. Peut-être ai-je oublié là autre chose dont le doudou est l’image. Ou peut-être ai-je oublié le doudou derrière un autre rideau que celui-ci masque. Je n’ai rien dit en m’éloignant de lui, en sachant m’éloigner de lui. À cette époque je parlais peu.
Je me souviens avoir cru que les rideaux étaient les robes défraîchies des princesses : un reste d’Autant en emporte le vent où Scarlett y découpe une robe verte (laide et lourde) ou de cette anecdote qu’on m’avait racontée, qu’à Versailles on faisait ses besoins sous les robes chatoyantes, derrière les rideaux chamarrés. Rideaux sales donc, aussi, empêchant la clarté, retenant la poussière.
Je me souviens du rideau du dimanche, rose et or, retenu par une cordelette tressée, la pluie, les cloches plus proches et pénétrantes d’être réduites à des bruits. Rideau recelant un trésor.
Je me souviens des frémissements et des craquements derrière le rideau de douche, de la crainte de voir exposé le corps inachevé. Hantise laissée par Psychose – sous les coups de couteau le sang se mêle à l’eau, tourbillonne sur l’émail blanc autour du trou où il s’engouffre, comme pendant les règles que je commençais à avoir.
Je me souviens du seul rideau que j’ai choisi, destiné à une chambre qui pour la première fois était mienne. De la toile de Jouy, losanges de fleurs tressées encadrant moulins, champs, renards, lièvres… Une vie sauvage et sage. Plus blanche que bleue, assortie au ciel de Normandie. Des chutes, Hilda m’a cousu une trousse où je mettais mes plumes. L’encre l’a tachée – elle en était plus belle.
À présent je vis dans des pièces sans rideaux, des pays au ciel d’azur et aux persiennes baissées. Ne pas avoir de chez soi définitif, ne pas choisir ses rideaux, avec leur poids, leur obscurité, leurs secrets, se priver en même temps de leur cachette, leur chaleur et leur sécurité.

*

En réponse à une enquête de ma sœur : parler des rideaux de notre enfance, de notre passé, perçus depuis un intérieur, dans l’intimité, une sorte de psychanalyse par le rideau. Et une invitation à partager vos souvenirs (ou un souvenir) de rideau.


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Commentaires

15 réponses à « Souvenirs de rideau »

  1. Avatar de sjaussi

    Je vous lis souvent, doucement, entre deux pages de travail. C’est toujours plein de lumière – merci. Et peut-être me laisserais-je tenter par l’expérience du rideau… en tout cas je vous fais un signe et vous dis à bientôt.

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Merci, j’aime votre écriture à la fois intellectuelle et lyrique, et tout ce qu’elle pointe et dévoile. Je serais curieuse et heureuse de vous lire sur le rideau.

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  2. Avatar de Aldor

    Bonjour, Joséphine.
    Quel joli thème votre soeur a choisi…
    Je vis aujourd’hui sous les toits et n’ai pas de rideau, seulement des toiles noires pour occulter la lumière. J’essaierai de faire revenir à ma mémoire ceux de mon enfance marseillaise. Mais ce qui mle vient aujourd’hui à l’esprit est Amsterdam : à Amsterdam, au moins dans certains quartiers, les fenêtres sont sans rideau. Katia m’avait expliqué qu’il y fallait voir l’esprit d’un certain protestantisme : pas de rideau pour montrer – afficher – que rien n’était caché, que tout se déroulait et pouvait se dérouler sous l’oeil de tous, publiquement. Quelque chose comme une prison.

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Merci Aldor ! Oui, je l’ai remarqué aussi en Scandinavie. Comme pour dire : des rideaux mais pourquoi ? On n’a rien à cacher. Alors qu’on peut vouloir se cacher sans rien avoir à cacher… Ne dit-on pas « pour vivre heureux vivons cachés » ? 🙂
      Cela explique aussi leur plus grande tolérance aux vidéos de surveillance omniprésentes.

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    2. Avatar de Joséphine Lanesem

      Mais cela fait aussi de très jolis tableaux depuis la rue, surtout qu’ils ont souvent de beaux intérieurs éclairés la nuit des lumières douces, souvent des bougies.

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  3. […] Pour répondre à l’invitation de Joséphine. […]

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  4. […] courte fiction est la réponse enjouée à la belle incitation de Joséphine Lanesem, qui, la première, a soulevé un rideau. Merci à elle et aux très belles […]

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  5. Avatar de lesnarinesdescrayons

    Je me promène chez vous, c’est toujours aussi beau et vont rideaux sont plein de clartés. J’aime le dialogue intérieure et les deux plans, un peu mystérieux qui se mêlent. Sont beaux les textes qui nous échappent un peu. Je vais tenter peut-être l’aventure du rideau.

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Hâte de te lire ! Mon texte est une réponse à ma soeur, qu’elle voulait très orale, immédiate et naturelle, sans travail d’écriture. C’est presque la retranscription de notre entretien à ce sujet. Mais sur les blogs In the writing garden et Lignes de faille, tu trouveras des variations bien plus développées et subtiles sur cet objet fuyant.

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      1. Avatar de lesnarinesdescrayons

        Je m’y attellerai dès que mes filles me laisseront un peu de répit! Ca me plait d´avance!

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  6. Avatar de lesnarinesdescrayons

    vos* rideaux et non pas « vont « 

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Et moi, je t’ai tutoyée, car je crois qu’on le faisait dans de précédents commentaires… Je m’y perds un peu, ne le prends pas mal 😉

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      1. Avatar de lesnarinesdescrayons

        Tutoyons nous, effectivement c’est beaucoup plus simple!😀

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  7. Avatar de Des rideaux et de l’enracinement – Les narines des crayons

    […] m’y empêtrer, ou de m’y cacher, au lieu de m’y chercher, mais l’invitation de Joséphine, son très beau texte, ainsi que celui de Frog, m’ont donné des fourmis dans les doigts, dans la mémoire, dans le […]

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  8. Avatar de lesnarinesdescrayons

    Voilà Joséphine, j’ai tenté de répondre à ton invitation. Merci beaucoup pour cet aiguillon qui m’a aidée à aller un peu plus loin en moi-même.

    Des rideaux et de l’enracinement

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